Une porte qui claque, un soupir qui s’échappe. Sèchement, le bruit d’une fermeture éclaire qui s’ouvre, et d’un manteau qui se suspend. Le fracas de chaussures à talon qui quittent leur propriétaire, et les claquement de pieds nus sur le parquet. Le grincement d’une porte de placard, et le bruit métallique d’une enceinte qui se connecte. Et enfin, le bruit prend tout son sens. Il raisonne au rythme d’une playliste. Sa playliste.

Piste 1 – Ballet Girl (Aden Foyer)

«  Elle a de la voix, votre petite ! »

L’infirmière tend Abigail emmitouflée dans une épaisse couverture à sa mère. Née à 31 semaines de grossesse, elle est une petite masse hurlante. Surprenant pour un bébé prématuré. Nettement moins, lorsque l’on comprend qu’à peine venue au monde, la petite doit déjà être sevrée des différentes addictions de sa mère.
Grandir dans un appartement insalubre avec 6 autres personnes peut s’avérer compliqué, surtout lorsque l’on ne s’accorde absolument pas avec le reste de la famille. Très vite, Abigail comprend que si elle souhaite quelque chose de la vie, elle devra se débrouiller pour l’obtenir seule. Ce ne sont ni ses frères, ni ses parents, qui lui viendront en aide. On a rarement vu si différents au sein d’une seule et même famille. Des parents alcooliques et toxicomanes, des frères bagarreurs et turbulents, et au milieu de tout ce méli-mélo d’insultes, de vaisselle brisée et de moqueries, Abigail. Frêle, discrète, et ô combien studieuse. Pour se rassurer, elle se dit parfois qu’elle a été échangée à la naissance avec un autre bébé. Ce ne peut pas être sa véritable famille.
À l’école, elle est la petite fille sale aux vêtements abimés, hérités de ses deux grands frères. À la maison, rapidement, elle est celle qui gère tout. Les repas, l’entretien de leur trois pièces miteux, l’éducation de ses deux jeunes frères. Et à la voir si solaire, qui pourrait s’imaginer ce qu’elle traverse ?
À 15 ans, elle commence à travailler en plus du lycée. S’il lui est arrivé de voler discrètement un paquet de gâteaux dans une supérette, pour être sure d’avoir quelque chose à donner à ses frères, elle ne tient pas à retenter l’expérience du sermon du vigile. Mentir sur son âge pour obtenir un travail était bien plus simple. Elle pense à l’avenir, bien sûr. Alors les jours de paye, elle prend soin d’enfoncer un ou deux billets au fond de sa chaussure, et dès qu’elle le peut, elle les fourre dans sa taie d’oreiller. Le reste suffit tout juste à payer de maigres courses pour le mois. Régulièrement, elle retrouve sa taie d’oreiller éventrée.
À 16 ans, elle trouve le courage d’accepter le solo tant convoité de la chorale de l’école, pour le spectacle de fin d’année. Elle ne répète jamais chez elle, la musique gêne ses parents. Mais elle prend soin de laisser des flyers du concert un peu partout dans l’appartement, au cas où l’un des membres de sa famille aurait l’idée de venir l’encourager. Le soir venu, Liam est le seul Crane à s’installer dans la salle.
À la fin du lycée, elle obtient une bourse pour étudier la musicologie à l’université de Berkeley, en Californie. Il lui faut malgré tout beaucoup de courage pour quitter sa famille, et passer outre leurs accusations. Elle les abandonne. Mais elle s’envole, le plus loin possible d’eux, elle outrepasse sa peur de l’inconnu pour penser à elle, pour la première fois de sa vie.
Rongée par la culpabilité, elle continue à envoyer fréquemment de l’argent à sa famille, et prend quelques nouvelles par l’intermédiaire de Liam, seul membre du clan Crane avec qui elle a encore un contact. Peu à peu, ses dons s’espacent pour disparaître, plus jamais elle ne paiera pour la drogue de ses parents, ou, pour ce qu’elle en sait, de ses frères.
Cette famille qu’elle s’efforce d’oublier devient son plus grand secret. Comme un secret un peu honteux, qu’on s’efforce de garder enfoui à l’abri des regards. Abigail aurait même du mal à dire ce dont elle est la plus honteuse. Faire partie de la famille Crane, porter ce nom qu’elle déteste tant au quotidien, ou bien d’avoir honte d'avoir eu le courage de quitter sa famille. Un enfant ne devrait pas avoir honte de sa propre famille, jamais. C’est pourtant ce sentiment qu’il l’habite aujourd’hui encore. Une profonde honte de son propre nom de famille. Une honte encore plus envahissante de les avoir abandonnés. Renier ses origines, partir à l’autre bout du pays pour s’éloigner de son propre sang, il y a de quoi douter de sa propre intégrité.

Grandir dans un environnement malsain forge un caractère, certains s’en sortiront totalement inhibés, d’autres au contraire, deviennent de vraies têtes brulées, la meilleure défense étant l’attaque. Abigail est devenue un condensé des deux. Un petit bout de femme, gonflé de contradictions et de complexités. Sa douceur et sa patience à toute épreuve témoignent de sa tendance à courber l’échine, alors que sa détermination l’oblige à ne rien lâcher. Pour s’en sortir, elle a toujours dû se battre. C’est ainsi depuis sa naissance.
Avenante, son sourire heureux ne la quitte que rarement, alors que son regard peine à être rieur. Elle est de celles dont la bonne humeur perpétuelle n’est en fait qu’un voile léger, posé en surface d’une angoisse lancinante. Elle aime s’apprêter, se rendre jolie pour les autres, elle aime plaire et être vue, mais baisse les yeux devant un regard trop insistant. Elle est drôle, mais pince les lèvres pour ne pas rire trop fort. Elle chante avec tout son coeur, mais murmure en s’excusant presque d’être là. Elle fait preuve d’une confiance en elle sans faille, jusqu’à ce qu’une petite poussière vienne enrayer ses rouages qu’elle aimerait bien huilés. Elle s’arme de courage pour vaincre ses complexes, mais les laisse bien souvent régir sa vie entière.

Piste 2 – House with no mirrors (Sasha Sloan)

« Viens danser ! Tu ne vas pas rester dans ton coin toute la soirée ! »

Être une étudiante en musicologie, et ne pas danser aux soirées organisées par sa propre fraternité, c’est certainement un comble. Pourtant, même durant ses années d’études universitaires, Abigail reste fidèle à elle-même. Enfant devenue adulte bien trop rapidement, elle ne saurait même pas comment faire pour se laisser aller. Constamment dans le contrôle, celle qui n’a jamais été exubérante devient d’autant plus discrète, et renfermée. Elle a besoin de temps, énormément de temps, pour se libérer devant les autres. Pleine d’insécurités, Abigail se raccroche à ce qu’elle connaît, et ce qu’elle maitrise. À ce qui ne lui fait pas de mal. L’école, où elle excelle, les étoiles, et la musique.
Maladroite, elle a une triste conscience de ce qu’elle est capable de faire, ou non. Et là où certains trouvent sa maladresse adorable, elle aura plutôt tendance à s’en agacer. Tomber seule chez elle, parce qu’elle est capable de se faire un croche pied à elle-même, d’accord. Tomber au plein milieu du parc devant des dizaines d’autres promeneurs, parce que ses pieds se sont pris dans la laisse d’Oly qui est pourtant immobile, non.
Inquiète à propos de tout, soucieuse de ce qu’on pensera d’elle, et complètement accro au contrôle, elle s’engage pleinement dans tout ce qu’elle entreprend. Si elle commence quelque chose, c’est pour le réussir, c’est pour être la meilleure. C’est pour être ce que ses parents ne seront jamais. C’est pour faire mentir sa mère lorsqu’elle lui disait qu’elle finirait sur le trottoir, c’est pour faire taire la voix de son père qui lui répète qu’elle est une bonne à rien. Et malgré tout, ces voix restent insidieusement coincées dans un coin de sa tête. Trop petite, trop pâle, trop blonde, tantôt trop maigre, tantôt trop grosse. Elle est toujours trop, elle n’est jamais assez.
Au fond d’elle, et même si un doute plane encore parfois, Abi sait, que rien de tout cela n’est vrai. Sans doute que si ses parents n’avaient pas été si atteints, ils n’auraient même jamais prononcé de telles choses à son égard. Alors plutôt que de laisser au silence l’occasion d’être troublé par ces pensées envahissantes, elle le comble. Elle l’occupe, se surmène et se malmène. Tout, plutôt que de penser un peu trop, un peu trop longtemps.
Authentique, elle se veut ouverte avec tout le monde, vraie, et franche. Pourtant, elle n’affichera jamais son réel état d’esprit. Pas s’il n’est pas parfaitement positif. Vous ne l’entendrez jamais se plaindre, on peut toujours trouver bien pire. Abigail ne pleure pas, jamais. Qu’est-ce que cela changerait ? Elle ne crie pas, pour quoi faire ? Perdre le contrôle est certainement l’une de ses plus grandes peurs, jamais elle ne s’autoriserait à ne plus être maitresse de ses émotions. Elle porte ce masque de bonne humeur constante, de peur d’afficher la moindre faiblesse. C’est lorsqu’on se montre faible qu’on offre aux autres une occasion d’attaquer. C’est lorsqu’elle avait le malheur de faiblir devant ses parents que les remarques les plus acerbes fusaient. Plus jamais elle ne laisserait l’occasion à qui-que ce soit de trouver une faille, et profiter d’elle. En tout cas, elle aimerait en être capable.
Tout dans le contrôle qu’elle est, Abigail n’a jamais pris le temps de vivre pour elle. Elle occupe son temps en se focalisant sur les autres, plutôt qu’elle-même. Alors à côté de son petit boulot de barmaid et ses études, elle donne bénévolement des cours de musique aux enfants qui le souhaitent dans un foyer de la ville. Il lui arrive également parfois d’intervenir en classe, dans une école élémentaire. C’est là qu’elle trouve sa vocation. Si elle est bien trop terre à terre pour espérer vivre un jour de la musique, l’enseignement lui semble parfait. Et pour celle qui est bien plus à l’aise avec les enfants qu’avec les adultes, cette voie lui semble toute tracée.
Peut être un jour comprendra-t-elle qu’elle ne pourra pas constamment vivre pour les autres, ou en fonction des autres. Un jour, elle devra commencer à ne plus écouter toutes ses inquiétudes à propos d’elle-même, et vivre, simplement.

Piste 3 – Home (Dotan)

« Bienvenue chez vous, ce n’est pas très grand, mais vous devriez vous y plaire. Cet appartement a le charme de l’ancien. »

Elle ne sait vivre autrement que comme si tout était une course. La vie entière d’Abigail est une fuite en avant. Dès le moment où elle a quitté la Pennsylvanie pour ne plus jamais y remettre les pieds, Abigail a énormément bougé. Peu importe l’endroit où elle est, peu importe avec qui elle est, elle n’est jamais chez elle. La Pennsylvanie n’a jamais été sa maison, l’appartement miteux qu’elle partageait avec ses parents encore moins. La Californie lui plait, mais peut-on vraiment se sentir chez soi dans une résidence universitaire, où l’anonymat est plus que courant. Le Canada est ensuite une belle découverte également, mais elle n’y aura passé qu’un an. Une année scolaire suite à un échange avec une enseignante de Toronto qui rêvait des côtes californiennes. Et un matin, l’Australie s’impose à elle. Elle voit une annonce passer entre deux publicités sur internet, et la voilà qui fait quelque chose qui ne lui correspond absolument pas : elle prend une décision sur un coup de tête. Abigail, la femme la plus réfléchie qui soit, réserve un aller simple pour Perth, sans avoir rédigé une liste de pour et de contre au préalable. Son itinéraire n’est pas tout tracé, elle part avec un billet d’avion, une réservation de deux semaines dans un hôtel, et c’est tout. Jamais Abigail n’a été aussi peu prévoyante, et à son arrivée, l’angoisse est si présente qu’elle passe les deux premiers jours enfermée dans sa chambre, à alterner entre crises d’angoisse et auto-flagellation. Elle se traite de stupide écervelée un bon millier de fois, et enfin, elle sort. Elle n’est pas du genre à s’apitoyer sur son sort, vraiment pas, chaque problème a sa solution. Elle a un emploi dans une école primaire grâce a une ancienne collègue qui a un contact sur place, il ne lui reste donc qu’à trouver un logement. Elle n’est pas difficile, alors elle prend le premier deux pièces qui lui tombe sous la main. Ce que le propriétaire appelle le charme de l’ancien est en fait une grosse trace d’humidité au plafond de la chambre, et une vieille cuisinière au gaz dont trois feux sur quatre ne fonctionnent plus. Mais à défaut de trouver mieux à un prix abordable, elle reste. En fermant un œil, et en louchant de l’autre, la tâche d’humidité prend la forme d’un nuage, c’est artistique. Et qui à réellement besoin de quatre feux de cuisson ? Peu importe si elle entend son voisin tirer la chasse toutes les nuits, ou si les volets tordus lui servent de réveil naturel. Au fond d’elle, elle le sait. L’Australie lui réussira. Ses deux ans à Perth sont formateurs. L’accent Australien n’a plus aucun secret pour elle, et s’il est vrai que l’hiver glacial de Allentown lui manque, pour rien au monde elle ne retournerait en Pennsylvanie. Mais elle sent aussi que quelque chose d’autre l’appelle. Elle ne sait pas comment l’expliquer, mais Brisbane l’attire. Cette ville située à l’autre bout du pays lui fait aussi envie qu’un chocolat chaud après une bataille de boules de neige. Mais cette fois, elle fait les choses correctement. Pendant plusieurs semaines, elle fait des recherches sur la ville, ses écoles, ses logements. Elle y passe même une semaine pendant les vacances de printemps, semaine qui la convainc de demander sa mutation. En 2017, Abigail trouve sa maison. Brisbane.
Comme un signe que c’est ici que se réaliseront tous ses rêves, que c’est ici qu’elle fondera sa propre famille, elle fait la rencontre d’Oly au pied de son immeuble, seulement deux jours après son emménagement. Oly est une petite chienne de quelques mois à peine qui vient se frotter à ses jambes, et qui depuis lors, ne l’a plus jamais quittée.
La ville est à son image, pleine de contradictions. Suffisamment lumineuse pour qu’on s’y sente en sécurité, et suffisamment sombre pour qu’Abigail puisse planter son télescope n’importe où, et observer les étoiles. On ne s’y sent jamais seule, mais la foule n’a rien d’oppressant. Le silence n’a rien d’angoissant, le bruit n’est jamais assourdissant.  
Ici, Abigail en est certaine, elle accomplira tout ce qu’elle a à accomplir, elle rencontrera tout ce qu’elle a à rencontrer. Ici, elle est à la maison.

Piste 4 – Songbird (Fleetwood Mac / Amanda Seyfried)

« Arrête de lutter, tu l’aimes, c’est tout. »

La monophobie est décrite comme une peur irrationnelle et morbide de la solitude, provoquant l’incapacité à rester seul.
Abigail n’a jamais été seule, elle s’efforce de ne pas l’être. Toujours entourée d’élèves, de collègues, d’amis, de sa chienne, d’un homme… Le silence avec les autres, le silence en étant accompagnée ne lui pose aucun souci. Son propre silence, en revanche… Il la terrifie.Le silence implique de communiquer avec soi-même, et pour celle qui se fuit elle-même, ce ne peut qu’être nocif. Son propre silence la mettrait face à ses peurs et ses blessures enfouies, ignorées et refoulées. Pour rien au monde, elle ne laisserait sortir son cri intérieur, habituellement recouvert par les bruits extérieurs.
Alors pour combler ce silence, elle écoute de la musique, souvent. Elle tombe amoureuse, tout le temps. Abigail est incapable de résister aux charmes masculin. Cette peur panique de la solitude, mêlée à un manque d’affection flagrant durant toute sa jeunesse en sont incontestablement la cause.
Et là encore, dans chacune de ses relations, Abigail donne tout. Elle offre tout ce qu’elle a à offrir, elle aime sans compter, passionnément. Il n’y a qu’accompagnée qu’elle se sent entière, qu’elle se sent elle-même. Pour autant, dire qu’elle collectionne les hommes serait exagéré. Abigail préfère, et de loin, une relation stable et durable à une relation occasionnelle. Elle ne papillonne pas, elle ne regarde pas ailleurs quand elle a un homme dans sa vie. Et si elle avait réussi à se persuader, lorsqu’elle était petite fille, qu’elle serait mariée à l’homme de sa vie à 24 ans, et maman à 25 ans, la réalité est totalement différente. 10 ans plus tard, elle n’est ni mère, ni épouse. Ce n’est pas faute de le souhaiter de toute ses forces, cependant. Mais il semblerait que les étoiles n’aient jamais été alignées en son sens. Elle y a cru, pourtant, avec chacun des hommes qu’elle a aimés, et avec qui elle a partagé une réelle histoire.

D’abord, il y a  Ethan. Abigail a 17 ans, et il est son voisin de classe en sciences. Il est le premier à lui montrer la valeur qu’elle a pour les autres, il est celui qui l’a encouragée à demander des bourses d’étude. Il est celui qui a cru en elle pour la première fois. Et si leur histoire ne survit pas à la distance de la première année d’université, Ethan restera a jamais celui qui a permis à Abi d’être là où elle en est maintenant.

Puis il y a Christopher. Elle a 21 ans, elle est folle amoureuse, pleine d’espoir pour leur avenir, et met trois ans à se rendre compte de ce à quoi ressemble réellement leur relation. Christopher n’est pas le prince charmant qu’elle décrit à ses amis. Il n’est pas cet homme courageux, travailleur, attentif et amusant qu’elle croit pourtant voir. Il n’a rien du portrait qu’elle idéalise bien inconsciemment. Christopher est comme son père. Feignant, égoïste, infidèle, colérique. Il ne cherche pas de compagne, il cherche une nouvelle maman, prête à se plier en quatre pour lui. Il répond par les cris et les poings. Il est tout le contraire d’Ethan. Et là encore, c’est sa première relation qui aide Abigail a comprendre. Avoir connu Ethan si jeune lui permet d’avoir déjà une idée très précise de ce qu’elle attend d’une relation. Et ce n’est pas ça. Abi ne veut pas d’un homme qui préfère boire seul, plutôt que de passer du temps avec elle. Elle ne veut pas d’un homme qui hurle avec elle, simplement pour asseoir son autorité mal placée. Elle ne veut pas d’un homme qui attend d’elle qu’elle s’occupe de lui. Et pourtant, elle l’aime, et partir est une épreuve.

Ensuite, il y a Matthew. Matthew est cet homme dont on se souvient après coup, avec un sourire attendri. Abi a 29 ans, et elle rencontre celui qui lui redonne foi en l’amour, celui qui lui confirme que l’amour, ce n’est pas que souffrir, et se disputer. Avec Matt, l’amour c’est beaucoup de rire. D’ailleurs, leur histoire commence sur un éclat de rire. Curiosité et maladresse ne font pas bon ménage. Pendant une balade au parc, un bruit dans un arbre attire l’attention d’Abi, qui ne suivant que sa curiosité et non son instinct de survie, y grimpe. Chat coincé ? Oisillon prêt à s’envoler ? Coup de vent ? Impossible à dire, la branche cède sous ses pieds. Tomber sur les fesses serait déjà gênant. Mais se retrouver coincée par une autre branche, tête en bas et bras battant l’air, ça, c’est carrément humiliant. D’autant plus lorsque tout cela se produit devant un bel agent de police en plein footing. Matthew. Matt qui l’aide à descendre et à reprendre ses esprits. Qui veille à ce qu’Oly ne parte pas en courant pendant toute son opération de sauvetage et qui, quelques rendez-vous plus tard, devient son Matthew. Leur histoire ne dure cependant que quelques mois, aussi belle soit-elle. Abi est convaincue qu’elle n’est pas celle qu’il lui faut, et qu’elle mérite mieux qu’un homme qui pense encore à son ancienne copine. D’ailleurs, à bien y réfléchir, elle peine même à se considérer elle-même comme sa petite amie. Ils ne sont, à l’évidence, pas faits pour être ensemble. Ce qu’ils pensaient être une histoire d’amour naissante est en fait une amitié platonique qu’Abigail chérit particulièrement.

Enfin, il y a Marlon. Elle a 31 ans, et elle a trouvé l’homme de sa vie, enfin. Marlon arrive dans sa vie durant l’une de ses nuits préférées. Une passionnée d’astronomie ne peut pas résister à une pluie d’étoiles filantes, d’autant plus si elle a un télescope sous la main, et un toit accessible à son immeuble. Mais Abi ne serait pas Abi sans une petite mésaventure, et elle se retrouve enfermée sur le toit, sans moyen de descendre. Elle est en train d’analyser ses chances d’atteindre le balcon du dessous sans trop de dommages, quand une grande main attrape son bras fin. Il est un pompier qui, alerté par un voisin, pense qu’elle va sauter. Elle pense qu’il est un fou prêt à la pousser. Mais descendre avec lui et sa collègue par les escaliers lui fait remettre les pieds sur terre. Et pendant plusieurs jours, son visage reste gravé. Alors l’air de rien, elle apporte à la caserne un brownie (sa spécialité), pour les remercier, lui et sa collègue. Puis un deuxième, pour organiser une visite avec sa classe. Et un troisième, juste parce que Marlon lui manque. Et là, elle en est sûr, elle l’aime.
Marlon est celui avec qui elle se sent bien, il est celui qui lui rappelle de prendre ses vitamines le matin, et de verrouiller sa porte le soir. Il est celui qui comprend à son soupire que son sourire est fatigué, et qui sait qu’après une coupe de glace à la pistache, tout ira mieux.
Elle l’aime. Elle l’aime. Elle l’aime.

Piste 5 – Let somebody go (Coldplay)

«  Je suis désolée, je n’y arrive plus. »

Elle l’aime tellement qu’ils emménagent ensemble. Elle l’aime tellement qu’elle imagine la famille qu’ils auront ensemble, même s’il lui a dit dès le départ que ce ne serait « Pas avant cinq ans. ». Elle l’aime tellement que parfois, elle en a mal. Attendre qu’il rentre d’intervention est douloureux, l’inquiétude qu’elle a en pensant à son métier grignote sa bonne humeur. Et son accident la terrifie. Elle ne veut pas le freiner, elle refuse d’être ce genre de femme qui pose un ultimatum à son compagnon. Elle ne veut pas être celle qui brise les rêves. Elle sait qu’elle ne peut pas lui demander de choisir. Et pourtant, c’est ce qu’elle fait. Elle lui dit qu’elle n’en peut plus. Elle est malheureuse de l’aimer tellement qu’elle retient son souffle en attendant de ses nouvelles. Elle est malheureuse d’appréhender son retour au travail au point de ne plus dormir. Elle est malheureuse parce qu’elle ne veut pas lui demander de choisir, mais qu’elle se sent obligée de le faire. Son métier, ou elle.
Abigail se déteste. Mais le laisser partir est ce qu’il y a de mieux. Pour lui, et pour elle. S’il avait décidé de rester avec elle, les choses n’auraient de toutes façons plus été les mêmes.
Alors elle part, et pendant un temps, elle ne se sent plus elle-même. Elle a abandonné ce à quoi elle tenait le plus. Cette rupture est un échec cuisant, elle montre qu’Abigail n’est en aucun cas parfaite, qu’elle ne réussit pas tout dans sa vie. Échouer ne fait pas partie de ses habitudes, et pourtant, elle jète l’éponge. Elle arrête de se battre, et elle montre à quel point ses parents ont finalement raison. Faible. Voilà ce qu’elle est.

Elle a tout juste 34 ans, et elle doit tout recommencer de zéro. Elle a 34 ans, et elle a gâché sa plus belle histoire, sa plus grande chance de réaliser son rêve d’avoir une belle et grande famille. Elle se retrouve à nouveau coincée dans un petit appartement de deux pièces, alors qu’elle rêve d’une belle maison à la porte rouge et à la barrière blanche. Elle se retrouve désespérément seule, alors qu’elle ne vit que pour le jour où elle sera mère. Elle a 34 ans, et sa gynécologue lui rappelle qu’elle n’a plus tant de temps que ça devant elle, et qu’à un moment où un autre, elle va devoir prendre une décision, réfléchir à ses options.
Elle se retrouve confrontée à son propre silence qui lui rappel à quel point elle est seule. Alors elle angoisse du temps qui passe. Elle ne pense qu’à ceux qui ont quitté sa vie, elle oublie ceux qui y entreront pour y rester. Elle pense à Marlon, souvent. Elle sait qu’elle devrait l’oublier, mais elle sait aussi qu’elle ne trouvera plus jamais ce qu’elle avait avec lui. Elle n’est pas prête à l’oublier.

Et elle s’en veut. Elle s’en veut. Elle s’en veut.

Piste 6 – I’ve been waiting for you (ABBA)

Quelques notes qui s’enchainent, des bruits de pas précipités, la musique qui se coupe. Soupire.
Abigail n’est pas prête à écouter une chanson sur quelqu’un qui retrouve l’amour, qui a un avenir avec quelqu’un.
Alors il ne reste que le silence, et ses pensées. Parmi elle, une fait plus de bruit que les autres. Une pensée qui hurle, qui fait son chemin pour devenir une idée, une envie. Sa famille, son bébé, elle peut très bien l’avoir seule