Lettre à mon père
17 septembre 2022

                        Papa,

Je sais que je ne devrais pas t’écrire. Je sais que c’est malsain. Je sais que je répète ces mots à chaque nouvelle page de ce carnet que je noircie. Mais qu’elle est dure, la vie, sans toi ! Pourquoi nous as-tu quittées si tôt ? Si rapidement ? Je ne comprends toujours pas la logique d’un monde qui continue de tourner sans toi. Je ne me relèverai jamais complètement de ton départ ; le manque sera toujours présent. Mais si je peux te jurer une chose, Papa, c’est que ton petit-fils te connaît et que je continuerai de lui inculquer les belles valeurs que tu m’as appris. Tu le verrais, chez Maman, devant les photos de vous deux, avec ses deux grands yeux merveilleux qui ont la même lueur que les tiens.

Il nous questionne sur tes goûts, sur tes loisirs, sur le ton de ta voix et la posture de tes sourcils quand tu te fâchais. À mesure que le temps passe et t’éloigne de plus en plus de nous, les souvenirs se dissipent, et je crains, à terme, de ne plus me souvenir de toutes ces choses qui te caractérisaient tant. Ma voix tremble quand je dis à Tomas que tu ajoutais toujours un sucre dans ton café, puisque je ne suis plus en mesure de dire si tu le mettais avant de verser la boisson ou une fois le café versé. C’est sans doute insignifiant pour les autres, mais ça ne l’est pas pour moi. Je crains que tu te dissipes, je crains le jour où je ne me souviendrai plus de ton odeur ou du son de ta voix.
Même si je sais que je ne devrais pas t’écrire de la sorte, que c’est morbide, j’en ai besoin. J’en ai besoin, pour me souvenir. Je ne veux pas que tu t’effaces de ma mémoire. Alors, laisse-moi t’écrire…

Quand j'avais trois ans, maman et toi m'avaient fait m'asseoir sur le canapé du salon. Installée entre vous deux, avec Tourbillon qui me guettait depuis son panier, tu as passé ta main dans mes cheveux et tu m'as dit que j'allais devenir grande sœur. A vrai dire, je ne m'en souviens pas, mais toi, toi, tu t'en souvenais. Tu me racontais souvent ma réaction, qui, année après année, n'avait de cesse de te faire rire. Après m'avoir annoncé la grossesse de maman, au lieu d'exprimer un quelconque sentiment, je me suis réfugiée vers mon chien et je lui ai dit « Tu as entendu, Tourbillon ? On va avoir un petit frère ». Loupé. Quelques mois plus tard, ce n'était pas un petit frère qui pointait le bout de son nez, mais une petite sœur.

Tu nous as souvent entendu nous tirer dans les pattes, Iris et moi. Mais tu sais, Papa, malgré ce que je pouvais dire quand j'étais adolescente, j'étais tout de même contente d'avoir une sœur. Même quand elle fouillait dans mes placards sans ranger derrière elle. Même quand elle piquait mon maquillage sans nettoyer les pinceaux et la palette. Même quand elle prétextait que Tourbillon était son chien et non le mien. Même quand elle mettait sa musique si fort qu’elle m'empêchait de réviser.

D'aussi loin que je me souvienne, Iris et moi avons toujours été différentes – pour ne pas dire les opposées. Alors que je profitais de la récréation pour réviser le contrôle qui approchait, elle, elle préférait regrouper les élèves pour une improvisation théâtrale. Ça la rendait plus populaire que moi, c'est certain ! Elle était aussi plus sociable, plus pétillante. Moi, j'étais plus sérieuse, plus sage, et sans doute bien moins à l'aise qu'elle. Le seul lieu où je parvenais à me décrisper et à être à l’aise avec les autres jeunes de mon âge, c’était à la plongée. Là-bas, seule la technique comptait. Tout le monde se fichait de mon excellente moyenne scolaire et de mon (très) maigre groupe d’amis. La seule chose dont on devait se soucier, c’était d’être certain que le matériel était adapté et la pratique maîtrisée, pour ne pas risquer l’accident. J’aurais bien eu besoin d’une technique supplémentaire pour ne pas me perdre en eaux profondes, Papa, quand tu nous as quittées.

Je crois que tu m'as toujours trouvé trop sage, je me trompe ? Sérieuse, aidante, bonne élève… Tu as toujours dit que tu étais fier de moi, mais je crois, qu'au fond de toi, tu aurais parfois aimé que je lâche un peu prise, que j'arrête de vouloir toujours avoir le contrôle. Tu sais, je l’ai fait, à l'université. Rien de comparable à certains de mes camarades mais je dois reconnaître que ces années d'études m'ont, dans l'ensemble, apportées beaucoup de bonheur.

Ton amour pour la mer et les grands espaces m’a permis de tracer mon propre chemin : en licence, quand j’étais encore dans vos jupons, puis en master en biologie et sciences marines avec mon grand envol pour cet échange universitaire avec le Canada. Et, enfin, mon indépendance totalement trouvée quand j’ai eu la chance inouïe de poursuivre sur une thèse. Toutes ces expériences m’ont fait grandir et m’ont permis de trouver le but de cette drôle énigme qu’est la vie. Préserver ce que nous avons, sans constamment être dans l’abondance. C’est un peu devenu ma philosophie de vie et je suis contente de voir que, depuis quelques années, les consciences commencent à s’éveiller pour le sort de notre planète et de ses merveilles.

Je ne te remercierai jamais assez de m'avoir à ce point encouragée dans cette voie et d'avoir dévolu plusieurs de tes week-ends à mes travaux pratiques. J'aimais tellement quand nous partions en mer, rien que tous les deux, la journée durant. Et même si je pouvais passer des heures à observer une plante aquatique pour comprendre sa spécificité, tu ne râlais pas, tu ne disais rien. C'est sûr que ce n'est pas Iris qui aurait fait preuve d'une telle patience !

Te savoir toujours auprès de moi et confiant m'a sans cesse poussée à faire de mon mieux.  Je sais que c'est grâce à toi que je suis arrivée là où je suis aujourd'hui. Être biologiste marine à Brisbane est riche. Les journées se succèdent sans se ressembler ; les recherches avancent petit à petit, mais sont la promesse de belles découvertes pour une plus grande préservation de nos espèces.

J’espère que tu es fier de ce que je fais du nom que tu m’as donné. Moi, ce nom, je suis fière de le porter. C'est celui d'un homme fort, qui croyait en la vie et l'amour plus qu'en la mort et la haine. Tu as su nous inculquer la valeur des choses. Tu as su nous faire comprendre qu'il n'est pas de petits bonheurs et qu'il faut parfois savoir se satisfaire de ce que nous avons. Tu avais ta propre philosophie de vie, indissociable du bonheur. Alors, j'ai essayé de m'y plier et de relativiser la situation lorsque nous avons appris que tu étais malade. Mais rien n'y a fait. Rien n'était à relativiser. Maman s'est ébranlée et Iris a lâchement fui aux États-Unis. Mais toi, toi, Papa… Tu l'as accepté. Une fois encore tu as fait preuve d'une humilité inébranlable et tu nous as, à tous, donné une sacrée leçon de vie par ton courage et ta bravoure. Ton combat est devenu mon combat. Malheureusement, nous n'avons rien pu faire pour empêcher que ne se closent tes paupières. Tu es parti, sans même avoir le bonheur de rencontrer ton petit-fils.

À trois mois près, Tomas aurait pu rencontrer son grand-père. Tu aurais pu voir ta fille devenir mère. Tu aurais eu la joie de devenir papy. Le destin en a malheureusement décidé autrement. Il faut tout de même que tu saches, Papa, que mon fils sait - et saura toujours - qui tu es. Jamais je ne cesserai de lui parler de toi. Maman lui a déjà montré de nombreux albums photos et toutes sortes d'affaires qui t'appartiennent et que nous n'avons pas encore eu le courage de jeter. Une fois, alors qu'il dormait chez elle, il lui a même demandé s'ils pouvaient sortir dehors un moment afin de parler à ton étoile. Quand Maman m'a raconté ça, j'en ai eu les larmes aux yeux. Si tu savais à quel point il peut me rendre heureux. Il est celui qui m'a donné la force d'affronter le monde quand tu es parti.

Tomas est curieux. Il s'intéresse, il observe, il questionne, il écoute. Il a quatre ans et demi, maintenant. Tu te souviens, il y a quelques temps, je t’écrivais qu’il bloquait encore quand il était question d’Iris ? Il n’y avait rien de plus logique, il savait qu’elle était sa tante sans jamais l’avoir vue autrement qu’en photo. Les choses ont changé à la fin d’année dernière, quand une mauvaise mouche l’a piquée et qu’elle a décidé de revenir à Brisbane. J’ai d’abord cru que c’était une blague, puis qu’elle revenait provisoirement. Mais les fêtes sont passées et elle ne s’en est pas retournée… Qu’avait-il à comprendre ? À faire ? À dire ? Je n’ai pas les mots quand je me retrouve face à elle. J’ai beau enfouir au plus profond de moi ce que je ressens, le constat reste le même : elle n’est pas venue te dire un dernier au revoir. Et ça, je ne lui pardonnerai jamais. Mon schéma familial ne l’inclut pas. Cela peine maman, sans doute toi aussi. Mais j’ai dû recréer mon univers autour de Tomas et maman. Iris ne fait plus partie du tableau et j’ai bien trop peur que Tomas s’attache à elle : qu’en sera-t-il quand elle décidera de repartir à l’autre bout du monde ? Comment vivra-t-il les choses ? Il tombera dans l’oubli d’Iris et il sera celui à en souffrir.

Les choses étaient plus simples quand tu pouvais encore me conseiller. J’ai beau me montrer confiante, je redoute l’avenir. J’appréhende le moment où Iris repartira autant que je l’attends. Je suis tétanisée par le jour où Tomas me questionnera sur ses origines, sur l’identité de son père… Je ne suis toujours pas prête à t’en dire plus sur ce sujet. Un jour, peut-être, Papa…

Je viens d’entendre la porte de la chambre de ton petit-fils s’ouvrir. Il a dû s'échapper de son lit. Je vais voir ce qu'il fabrique ! Je te dis à bientôt Papa, je t'aime.