@Kinsley Mansfield / tw : sport de combat, violence.

Son sac à dos pend sur l'épaule d'Azhar, pas pesant pour deux sous. Il n'embarque jamais grand-chose, pour ces soirées-là ; une petite serviette pour la sueur, des compresses pour le sang, des bandages, un protège-dents. À cette heure-ci, la salle de boxe installée dans les rues les plus reculées de la banlieue de Brisbane n'a rien d'accueillant. On repart vêtu des mêmes sapes avec lesquelles on est arrivé – supplément éclaboussures écarlates, pour les malchanceux –, on ne s'attarde pas à se doucher. Son sport – dans ces conditions-là – est crade par essence ; même les vainqueurs s'effacent avec une certaine honte leur collant à la peau, et alors, que dire des perdants. Azhar n'a encore jamais fait partie de ces derniers ; il ne peut qu'imaginer leur sort. Ne s'en est pas privé, à chaque fois qu'il en a étalé un par terre – le regard vite détourné, alors, afin que ne n'y dansent pas les préoccupations projetées sur la carcasse de ses poings assommée.

Il y a ce petit silence, lorsqu'il passe la porte et que les premiers cous commencent à se dévisser pour le dévisager. Ils savent qui il est : ce n'est pas anodin, un champion qui s'abaisse à jouer parmi les mécréants. Déjà, Azhar s'imagine les feuilles de paris passer de main en main. Il y aura ceux qui miseront sur lui – un investissement sûr, mais peu de marge, le bénéfice se jouera sur celui qui s'approchera au plus près de la durée du combat – et les quelques petits malins qui iront perdre quelques billets sur celui arborant la plus basse cote, espérant décrocher le pactole, dans l'éventualité d'une catastrophe. Enfin, pour eux, d'un miracle. « Tu te bats, ce soir, Azhar ? » D'un bref hochement de tête, il reconnaît la présence de Dolph, le type qui chapeaute tout cela depuis qu'Azhar a, pour la première fois, mis les pieds dans cette salle. Depuis la première fois qu'il a vu son père s'y battre. De fait, il considère Dolph avec un certain respect, et inversement ; il aurait presque pu le considérer comme un vieil ami, si l'autre n'avait pas près du double de son âge, et n'utilisait pas sa souffrance comme lucratif gagne-pain. « Ouais. Y'aura quelqu'un pour moi, tu penses ? » Le rictus qui lui répond n'a rien de rassurant. « Y'a toujours quelqu'un pour toi, mon grand. Mets-toi là, on a déjà un combat qui va démarrer, j'te branche juste après. » Regard rivé vers le ring en attendant le premier affrontement, il essaie de se perdre dans la foule. De se faire petit – mais Azhar n'ignore pas que certains s'intéresseront davantage à lui, en attendant de l'y voir grimper à son tour, qu'aux démêlés qui s'apprêtent à prendre place au centre de la salle. Il ne disparaîtra pas, non. Loin de là.

D'un geste rodé par l'habitude, il passe par-dessus les cordes, ivre d'une adrénaline qui commence tout juste à monter. Dolph lui a bel et bien dégoté un opposant, un type un peu plus âgé, mais manifestement solide. Le genre qui doit pousser de la fonte sitôt sorti du travail. Azhar n'a pas peur : il connaît ce profil – ils sont presque tous similaires, là-dedans, des hommes d'un certain âge qui s'ennuient, et trompent l'affligeante banalité de leur vie en allant se prendre quelques coups, comme ils pourraient le faire en déclenchant une bagarre dans un bar, mais avec une prime rondelette à la clé. Cela dit, c'est toujours intéressant, de voir jusqu'où ils pourraient aller. Azhar aime bien leur acharnement ; cette revanche contre la vie qu'ils semblent croire pouvoir prendre dans le ring. Parce qu'il est meilleur, plus formé, il pourrait facilement les regarder de haut – peut-être qu'il ne s'en abstient que parce qu'il a découvert le sport là, dans le public, gamin fasciné par les premières explosions de violence. Il adresse un hochement de tête respectueux à l'adversaire. Comme un remerciement du sacrifice à venir. Puis il recule de quelques pas, et il la voit.
Tête blonde dans la foule. Une hallucination. La cloche retentit. L'autre type ne perd pas de temps, lui. Azhar bloque de peu la première droite. Normalement, c'est lui qui prend l'ascendant. Lui qui frappe le premier, et ensuite, ne les laisse plus respirer. Mais il a cédé cet avantage, et ne sait plus comment s'en dépêtrer. Parce qu'il l'a vue. Kinsley.

Il s'efforce de rester concentré, de ne se focaliser que sur son assaillant, ses mouvements, les points faibles de sa garde ; et non pas l'hypothétique fantôme flottant dans le public. Pendant quelques minutes, la stratégie est payante. L'autre gars recule. Azhar est là pour gagner et, de surcroît, Azhar est enragé, de sorte qu'à l'instant, il n'y a que son adversaire pour payer les pots cassés. L'autre est dans les cordes, et lui recule. Il respire. C'en est presque fini, alors il risque un regard dans la foule, happé par une blondeur qui détonne parmi les traits durs et bruns.
Le revers le cueille dans les côtes, avec un élan qu'il n'avait pas soupçonné ; s'ensuit une droite meurtrière qui s'écrase en plein dans sa pommette gauche. L'enchaînement le met à genoux – façon de parler. En réalité, il s'étale par terre, considérant sa vie d'une vision trouble, à l'horizontale, tandis que la douleur irradie dans sa joue.
Il pourrait se relever. Il a encore de la force ; l'adrénaline fait bouillir son sang, ses muscles, bien qu'endoloris, quémandent d'être bandés, de le porter à nouveau, de prouver à ce qui les a blessés qu'il en faudra plus, bien plus pour définitivement mettre Azhar Saleh au tapis.
Mais il a vu Kinsley. Il a déjà perdu.
Alors, Azhar reste à terre, dans l'attente déchirante que la cloche ne sonne son trépas.