Elle a couru partout aujourd’hui, Gisela. Dans le fond, tant mieux : elle préfère quand c’est comme cela. Quand elle ne voit pas le temps passer. Car finalement, cela veut dire qu’elle réfléchit moins. Qu’elle se torture moins, par ricochet. Parce que tout ce qu’elle veut, Gisela, c’est oublier. Fidèle à elle-même, elle reste cramponnée à son déni, la tête constamment dans le sable comme les autruches. Pourtant, à un moment ou l’autre, il faudra ouvrir les yeux, voir les choses en face. D’Adrian et elle, il ne reste plus grand-chose désormais : c’est peut-être la seule chose qu’elle s’admet. Elle, elle n'a plus envie de se battre, et puis, de toute façon, elle a déjà tout gâché. Elle a trop quelqu’un d’autre en tête, de toute façon, la brune – quelqu’un qui la déteste.
Bref – elle n’a pas vu la journée passer, Gisela. Et maintenant qu’elle rentre à l’appartement, elle sait qu’elle va se retrouver en tête à tête avec ses pensées. Peut-être croisera-t-elle encore Eliseo, prêt à lui battre froid, encore et encore. Peut-être tombera-t-elle sur Adrian, qui ne sera pas beaucoup plus chaleureux. Voilà tout à ce quoi elle pense, encore, quand elle rentre à l’immeuble, monte les étages un à un. Trop ailleurs, trop à ressasser tout ce qui ne va pas. Alors la brune, elle ne fait pas gaffe.
A son chat qui, quand elle ouvre la porte, se fait la malle.
Qui, paniqué par les bruits de l’immeuble – ici les travaux, là le chien des voisins, et puis un déménagement au deuxième étage –, dégringole aussitôt l’escalier, prenant la poudre d’escampette, terrorisé.

Quand elle comprend ce qui est en train de se passer, Gisela, son chat a peut-être déjà un étage d’avance sur elle. Peut-être ne fait-elle que l’effrayer plus encore, à courir à sa suite. Elle n’arrive plus à réfléchir, terrifiée à l’idée qu’il sorte de l’immeuble. Parce qu’elle se souvient très bien comme les portes d’entrée sont restées exceptionnellement ouvertes, pour le déménagement en cours. Alors ce qui devait arriver, arriva : son chat s’enfuie dehors. Quand elle arrive au rez-de-chaussée, Gisela, elle ne voit aucune trace de son chat. Paniquée, déjà en train de pleurer, elle demande vaguement aux déménageurs s’ils n’ont pas vu son chat passer. Petit chat blanc avec des taches grises, à la queue tigrée. Les déménageurs ne doivent pas comprendre grand-chose, alors qu’elle a tant de mal à parler, à s’exprimer. Pas de temps à perdre. Elle part dans la rue, désespérément à la recherche de son chat.

Un temps fou passé à chercher dans tout le quartier. Mais rien. Elle rentre à l’immeuble bredouille, cœur brisé, rongée d’inquiétude. Et le temps passe. Elle n’y croit plus, Gisela, se voit déjà devoir faire des affiches pour demander au voisinage s’ils n’ont pas vu passer Ocean. C’est là qu’un miracle se produit, quoiqu’elle l’ignore encore. On sonne à l’interphone. Alors Gisela se traîne pour aller répondre, pas d’humeur à faire face aux démarcheurs ou autre chose dans le genre. Si elle savait, Gisela. « Bonjour, je peux vous aider ? » fait-elle d’une petite voix, à travers l’interphone. Elle aimerait qu’un de ses colocataires soit là, pour gérer cela. N’importe qui – même Eliseo. Parce qu’elle, tout ce qu’elle a envie de faire, Gisela, c’est se morfondre dans son lit, à ruminer ses conneries. A se demander ce qu’elle a fait pour mériter que, depuis quelques mois, sa vie soit si pourrie.

hrp:

Comme si elle avait besoin de cela.
En plus du reste. En plus de tout ce qui ne va pas.
Ce n’est pas pour l’aider à positiver. Lui donner envie d’avancer. Ces derniers mois, de toute façon, elle a surtout l’impression de couler. Elle remet tant de choses en question, Gisela. Tout ce qu’elle a fait de travers, d’abord, évident. Mais aussi ses décisions. Le fait d’être restée ici, à Brisbane. Peut-être que c’était une mauvaise idée, au final. Peut-être qu’elle aurait dû rentrer en Irlande, retrouver Adrian et puis les siens, chercher un boulot à Dublin. Oui, ç’aurait sans doute été le plus sage. Mais elle adore vivre ici, Gisela. Elle s’y est construite sa vie. S’y est fait des amis, comme une seconde famille. C’est entre autres ce que sont ses colocs – hormis Eliseo, sans doute. Alors Gisela a décidé de ne pas rentrer. Sa vie, elle est là. Et elle a commencé à s’installer pour du long-terme. Adopter Ocean, ç’a été un premier pas vers cette décision. Une grande responsabilité qui a comme acté pour de bon sa nouvelle vie d’adulte. Elle a un chat, maintenant. Elle en est où responsable, dans les bons comme dans les mauvais moments. Mais lesdits mauvais moments, elle pensait plutôt aux éventuels soucis de santé – pas au fait qu’Ocean se ferait la malle avant de fuir dans les rues de Brisbane.
Cela lui a brisé un peu plus le cœur.

Elle n’a pensé qu’au pire, depuis la disparition d’Ocean.
De longues heures à paniquer, à pleurer, à se maudire de ne pas avoir fait attention. A ressasser, à se dire tout ce qu’elle aurait pu, dû faire différemment. A se torturer à se faire mille et un reproches – mille et un reproches qui ne lui ramèneraient pas son chat pour autant. Elle s’est torturée aussi à l’imaginer, effrayée, si petit, dans les rues d’une ville fourmillant en permanence. Avec du bruit, des gens, partout, dans les moindres recoins, constamment. Et puis, voilà que l’on sonne. Elle n’a pas vraiment envie de répondre, Gisela – pourtant, elle y va. Sans savoir ce qui l’attend. Elle répond alors à l’interphone, demander à son interlocuteur inconnu si elle peut l’aider pour quelque chose. Il ne lui semble pas que l’un de ses colocataires attende un colis – cela dit, étant donné ses échanges plus que limités avec Eliseo, elle ne peut être sûre de rien. Quelle n’est pas sa surprise quand elle entend une voix féminine lui dire tout à coup qu’elle a trouvé un chat avec une médaille avec cette adresse indiquée dessus. Elle enchaîne bien vite en disant que son chat a l’air d’en avoir marre d’être porté – et Gisela, qui jusque-là, prise de court, stupéfaite, ne décrochait pas un mot, se réveille : « Oh mon dieu, oui, oui, bien sûr, entrez vite. Je vous ouvre. Et après, bougez pas, j’arrive tout de suite. » Elle est en panique, le cœur battant, attendant que la porte s’ouvre pour courir vers la porte d’entrée, l’ouvrir sans la fermer derrière elle et descendre quatre à quatre les escaliers, pour retrouver au plus vite son chat. Alors même qu’elle n’est pas encore arrivée en bas, elle entend quelques bribes de mots, puis un cri. Comprend qu’Ocean doit être complètement paniqué, alors elle ralentit le pas, Gisela, descendant moins rapidement, plus doucement, moins bruyamment – mais le cœur tambourinant toujours dans sa poitrine. Bientôt, elle arrive au premier étage et aperçoit son chat, dans un coin, apeuré, face à une jeune femme brune qui le caresse, sans doute pour l’apaiser, le calmer. « Ocean ! » ne peut-elle retenir, Gisela, tout comme les larmes qui coulent d’elles-mêmes, incapable de lutter. C’est trop d’émotions en peu de temps, trop de peur et d’angoisse accumulées ces dernières heures. « J’ai vraiment cru que… » Elle ne termine pas sa phrase, Gisela, trop submergée par tout ce qu’elle ressent, quoique soulagée d’avoir retrouvé son chat, enfin. Elle s’approche doucement et s’accroupit, à côté de l’inconnue. « Merci beaucoup, beaucoup, de l’avoir ramené. » fait-elle à cette dernière, ne trouvant pas les mots pour lui exprimer l’étendue de sa reconnaissance, de sa gratitude. Gisela approche alors sa main de son chat, tout doucement, le laissant la sentir, la reconnaître, puis le toucher. Peu à peu, il semble se détendre, même s’il lui faudra peut-être quelques minutes encore pour se laisser porter à nouveau. « Bravo de l’avoir attrapé, il se laisse pas trop faire d’habitude. » Elle laisse échapper un petit rire, les larmes s’étant arrêtées, alors qu’elle essaie elle aussi se de calmer.