@Dora Oliveira

Des mois que Sierra fait comme si de rien n'était, qu'elle s'applique à ne rien laisser transparaître – malgré les détails qui s'amoncellent jusqu'à ne plus pouvoir être considérés comme tels. Des mois qu'elle se tait. Sait-on jamais, peut-être qu'il suffit de prétendre que rien n'a existé pour que ce soit le cas. Mais elle a fini par tirer la sonnette d'alarme – s'étonnant même d'avoir tant attendu, car entre les célébrations de l'anniversaire de Dora et du sien, tous deux passablement arrosés, c'est un miracle qu'elle n'ait rien dit.
Sauf qu'il y a eu un déclencheur : un détail de plus. Certainement celui de trop.

Heureusement, Dora a répondu présente, comme à chaque fois. Histoire de ne pas la prendre en traître, Sierra a bien précisé qu'il s'agirait d'une cellule de crise, mais il en faut plus, pour faire reculer sa cousine. Il faut dire que c'est monnaie courante, entre elles, de s'échanger leurs peines de coeur – car, à peu de choses près, c'est presque de cela qu'il s'agit, ce soir – et de s'étonner de les découvrir si parallèles. La malédiction Oliveira, comme Sierra se plait à l'appeler en son for intérieur, préférant en rire qu'en pleurer. Et ce, quand bien même ces tragédies ne semblent s'en prendre qu'aux deux cousines, et non pas à leurs ascendants. La fameuse malédiction est sortie de nulle part, mais elle plane bel et bien en vautour au-dessus de leurs têtes, désormais, et il n'y en a pas une plus épargnée que l'autre. Quoique Sierra espère qu'enfin, Dora aura de meilleures nouvelles à lui donner : après tout, la voilà enfin casée, et loin d'Harlan.
Et de son propre côté, le tableau n'est pas non plus entièrement noir : il y a des traits dorés çà et là, des pépites d'espoir. C'est justement ce qu'elle voudrait élucider avec Dora. Si elle doit y croire.

Elle est en train de mettre la table lorsque trois coups sont frappés à la porte. Ni une ni deux, elle s'empresse d'ouvrir et de prendre Dora dans ses bras. « Salut ! Merci d'être venue. J'ai commandé mexicain, j'espère que ça t'ira. » Ses talents en cuisine se sont grandement améliorés depuis qu'elle vit seule, après des mois à s'être reposée sur ceux de Jules, bien plus doué qu'elle avec un couteau dans les mains – sa mère n'avait pas manqué de déplorer qu'elle s'éloigne des fourneaux, puisque concocter de bons petits plats est pour elle une preuve d'amour sans pareille. Cependant, elle fait encore brûler trop de plats pour risquer d'inviter quelqu'un à déguster un repas de son crû. Et elle ne saura jamais faire des quesadillas aussi délicieuses que le restaurant mexicain du quartier. Ce que Sierra sait faire comme nulle autre, en revanche, c'est choisir un bon vin : sans surprise, une bouteille de rouge trône au milieu de la table, en pièce maîtresse de la décoration. « Fais comme chez toi, je t'en prie. Tu n'étais jamais venue ici, si ? » C'est qu'elle est plus adepte des soirées au bar ou au restaurant, Sierra ; et, si elle avait bien pensé à organiser une pendaison de crémaillère lorsqu'elle avait emménagé – presque un an plus tôt, déjà – le projet s'était finalement noyé dans une multitude d'autres pensées. À part ses parents, elle n'est pas sûre d'avoir invité grand-monde. Mais Dora et elle ont trop de choses à rattraper pour laisser d'autres conversations typiques de ces établissements les distraire, et certains problèmes requièrent un minimum d'intimité.

« Je te sers ? » Demande-t-elle en brandissant la bouteille, une fois qu'elles se sont attablées. Les estomacs grondants ont eu raison de sa volonté de faire visiter son nouveau nid, initiative qu'elle a donc remise à plus tard. « Comment tu vas ? »

@Dora Oliveira

« Rappelle-moi de t'inviter plus souvent, alors. En tous cas, oui, j'en suis contente. Je ne te cache pas que c'était bizarre, au début, mais je crois que je me suis enfin habituée. » Qu'importe si le bon sens ne laissait aucun autre choix, il avait été difficile de quitter le nid douillet rempli pièce par pièce avec Jules, choisi pour passer au moins les prochaines années – avec lui. Il avait fallu accepter de le voir se vider, peu à peu. De ses rires et de sa chaleur, de tout l'amour emmagasiné dans les murs et finalement chassé par l'hiver. Puis, enfin, de l'un de ses piliers. Oui, l'abandon avait pris du temps, et sans doute Sierra s'était-elle montrée plus sélective que de raison dans le choix de son prochain lieu de vie. Mais elle avait fini par lâcher prise, et le résultat, bien qu'encore imparfait, n'a rien de déplaisant. À avoir Dora là, à sa table, elle réalise qu'accueillir les personnes qui lui sont chères fait partie du processus. Peut-être qu'elle la fera, sa crémaillère, si tardive soit-elle.

Elle a servi le vin et se met à sortir les différents plats achetés de leurs sacs, avant d'indiquer à Dora de se servir. C'est ce qu'elle-même fait ensuite, ayant l'eau à la bouche rien que de voir la nourriture étalée sur la table et de sentir d'autant mieux ses fumets prometteurs. « Mh, je ne regrette pas mon choix. » Remarque-t-elle en croquant dans une empanada – tout simplement exquise. « Ah, c'est sûr que ça doit t'en faire, du boulot… Mais ça te plaît toujours, au moins ? » Parce qu'elle sait qu'elle s'apprête à monopoliser la conversation pendant un moment – ne peut plus s'en dérober, après les messages alarmistes ayant servi de cri de ralliement : ce qui n'est peut-être pas plus mal, car autrement, Sierra se serait sans doute fait un plaisir de ne rien dire – elle tient d'abord à s'assurer que tout aille bien, du côté de sa cousine. Et elle ne voudrait pas donner l'impression que ses propres problèmes sont plus importants, car Dora et elle n'ont jamais hiérarchisé. Entre elles, chaque infime contrariété mérite une oreille attentive. Bien que, pour le coup, Sierra ait fortement l'impression que sa situation est plus grave qu'infime. « Ça va, dans l'ensemble. J'espère que je ne t'ai pas inquiétée, disons que je me trouve dans un… un petit bourbier, on va dire, mais à part ça, tout va bien. Je me fais enfin à vivre seule, et je commence même à apprécier ça : j'avais oublié combien c'était agréable, de pouvoir faire ce qu'on veut sans culpabiliser. » Non que la vie avec Jules eût été particulièrement contraignante : si la moindre liberté avait été abandonnée, cela s'était fait de bon gré, parce qu'à chaque fois, elle avait préféré passer une soirée avec lui que de faire autre chose. C'étaient plutôt les mois entre son retour et la rupture qui l'avaient hantée, lorsque chaque geste lui paraissait inadéquat, insultant. Un cap enfin dépassé, et cela fait un bien fou.

« Mais, enfin, mon bourbier. Ça concerne Theo. » Sitôt le prénom prononcé, la voilà qui prend une grande gorgée de vin, pour le faire passer plus vite. Et pour éviter d'avoir à regarder Dora, de lire l'absence de surprise sur ses traits. Sierra s'attendrait presque à recevoir un sarcastique non, sans blague ?, si l'ironie avait fait partie du caractère de sa cousine. Elle est la seule à se fustiger, évidemment – enfin, pour le moment. « Je t'avais dit qu'on s'était revus quelques fois, qu'on essaie d'oublier… certaines choses. Ça se passait bien, franchement. Enfin, pas comme avant, bien sûr, mais on aurait presque pu le croire. Sauf qu'on s'est croisés à un festival il y a quelques mois, par hasard. On avait tous les deux bu, et il m'a embrassée. » Elle peut sentir que ses joues sont cramoisies. Un peu plus de vin – son seul rempart contre l'embarras. Sans doute aurait-elle dû s'assurer d'en avoir bu assez avant de se lancer dans son histoire de cœur alambiquée. « Bref, c'était une connerie, on était un peu bourrés, et il était en couple à ce moment-là, donc… ça s'est arrêté là, on n'en a plus reparlé quand on s'est revus. Mais, là, il vient de me proposer de l'accompagner à un mariage, et j'ai dit oui. Je sais que c'est pas ton genre de me traiter d'idiote, mais là, franchement, je crois que je l'ai mérité… Je sais pas ce qui m'a pris. » Secouant la tête, Sierra se reprend. « Enfin, si, je sais. C'est le mariage de son frère et il s'entend vraiment mal avec sa famille, je sais qu'il ne m'aurait pas invitée s'il avait pu l'éviter, donc… je ne pouvais pas vraiment refuser. Et puis… ça m'a fait quelque chose, qu'on se soit embrassés. J'ai pas arrêté d'y penser. Et il a rompu avec sa copine, depuis, donc… Je sais pas, je me dis qu'un mariage, ça pourrait débloquer quelque chose. J'en sais rien, je sais pas ce que je dois espérer ou pas. J'ai peur de tout foutre en l'air avec lui – pour de bon, cette fois. »

@Dora Oliveira

Le sujet la perturbe vraiment. C'est pourquoi, une fois les nouvelles de circonstance échangées, Sierra se jette à l'eau. Les aveux s'enchaînent, avec une facilité dont elle est la première à s'étonner. À croire que l'urgence de se confier supplante tout à fait la honte qu'elle avait craint de ressentir en le faisant – puisqu'il n'y a rien de bien glorieux, dans ce qu'elle a à raconter. Quoiqu'elle n'ait rien fait de mal, cette fois, elle a tout de même l'impression d'être projetée presque deux ans en arrière, lorsqu'elle se trouvait après des mois de silence à expliquer à Dora les raisons de son absence. L'impression de déjà vu, d'éternel recommencement, elle sait à quoi elle est due. À qui. Des circonstances bien différentes, mais les protagonistes restent les mêmes. Et leurs actes se répètent inlassablement. Alors, Sierra est la première à se demander comment, deux ans après, les choses n'ont nullement perdu en ambigüité, alors qu'ils ont été deux à le souhaiter.

Elle n'est pas sûre que Dora puisse la conseiller. Parce que leurs émois que l'on sait si parallèles prouvent bien que ni l'une, ni l'autre n'est correctement armée pour contrôler de telles situations. Mais, malgré cela, sa cousine reste fidèle à elle-même : une oreille attentive et bienveillante. Même si elle restait silencieuse, le simple fait de pouvoir lui parler serait suffisant pour que Sierra se sente mieux. D'autant qu'elle a toujours remarqué que mettre des mots sur ce genre de problèmes est une bonne première étape pour les résoudre. Et il reste les réactions de Dora – parfaitement cocasses, de quoi dédramatiser le discours tenu par Sierra. Si ce baiser ne l'avait pas tant remuée, elle aurait sans doute été satisfaite de l'effet de surprise produit sur Dora ; pour l'heure, elle se contente d'en rire – à moitié nerveusement, mais surtout animée d'un amusement sincère, si inattendu soit-il. « Ne t'étouffe pas, par pitié, je ne peux pas gérer de t'avoir envoyée à l'hôpital en plus de tout le reste… Quoique, si tu y restes assez longtemps, j'aurais une excuse parfaite pour louper le mariage. » À son tour de reprendre une gorgée de vin, après avoir tant débité. Heureusement qu'en extravertie qui se respecte, Sierra a l'habitude de parler de longues minutes sans s'arrêter. « À vrai dire, il avait d'abord proposé à sa coloc. Ce qui fait de moi le deuxième choix. » C'est dit les épaules haussées, dans une fausse déférence qui doit être superflue – Dora la connaît sans doute assez pour voir au travers du stratagème. De cette information-là, Sierra elle-même ne sait pas trop quoi faire. Elle n'en a pas été étonnée, y ayant même vu une logique implacable : impossible, après ce qui s'était passé, qu'il ait souhaité l'avoir pour cavalière à un événement aussi symbolique qu'un mariage. À moins que. Le contraire aurait été significatif : mais, dans l'état des choses, elle semble encore loin de quitter la case départ. « Sans doute. Mais j'ai peur de le faire. À chaque fois que je pense à mettre cartes sur table, je me rappelle que je risque de le perdre. » Pourtant, l'urgence de s'expliquer n'a jamais été plus prégnante. Elle n'a pas eu besoin que Dora le dise pour s'en rendre compte : il n'y a rien de banal à cette attraction répétée, et à eux, incapables d'y résister. Quand ça n'avait qu'été l'affaire d'une nuit, et avec un peu d'efforts, Sierra s'était convaincue du caractère accidentel de la chose. Une simple anomalie. Sauf que l'on n'appelle plus coïncidence un phénomène qui se reproduit. « Tu sais, après avoir trompé Jules avec lui, je voulais vraiment croire que c'était juste un concours de circonstances. Mauvaise personne au mauvais endroit, quelque chose de ce genre-là. Et, qu'à la limite, ça prouvait juste un malaise avec Jules, mais que ça ne voulait rien dire par rapport à notre amitié avec Theo. Mais c'était n'importe quoi… Si c'était Jules le problème, j'aurais pu le tromper avec n'importe qui. Mais je n'en avais jamais eu envie, pas une seconde. » Elle aimerait hausser les épaules à nouveau, ou bien encore se jeter sur son verre déjà bien entamé, tout pour instaurer une distance, si factice soit-elle, avec ce qu'elle s'apprête à dire. Un effort d'ores et déjà vain. Sierra n'en fait rien. « Je crois que je suis amoureuse de lui, Dora. »