La lumière du jour était frontale. Elle illuminait par parcimonie tout l'atelier, créant des ombres, des formes, et relevant l'éclat et les détails de certains endroits, certains dessins. Si tu croyais aux signes du ciel, au ciel, ou à n'importe quel dieu, tu penserais que cet atelier était fait pour toi, qu'il n'attendait que toi et que par la même occasion, tu n'attendais que lui. Rêveuse et bohème, tu aimais cette image, sachant bien que le destin n'avait rien à voir là-dedans. C'était sûrement plutôt ta capacité à voir de la magie dans le quotidien, dans le rien, dans tout. L'envie furieuse de prendre possession entièrement de ces lieux, de faire de cet endroit ton endroit, toi qui n'avais jamais connu que la débrouille et des locations de quelques mois. Ici ça devait être plus long. C'était l'idée, l'intention, l'envie qui brûlait en tout : te construire à un endroit fixe. Voir ce que ça donne quand une Raven s'ancre dans la réalité, qu'elle arrête de s'imprégner de celles des autres pour vivre et qu'elle découvre qui elle est quand la fuite n'est pas une option. Défi immense que tu relèves petit à petit.

Citation :

ça te dit de visiter mon atelier et qu'on se fasse un resto toutes les deux ensuite ?  

Message envoyé à Dora, une lueur brillante un peu plus qu'ordinaire dans tes yeux. Oui, c'était un défi de revenir à la réalité, la même que les autres, et tu franchissais des étapes petit à petit : reprise de contact avec ton père et ta soeur, installation en colocation, location de cet atelier pour avoir un vrai lieu de travail, et le plus grand chamboulement de tous étant sûrement ta relation avec Dora. Là encore, si tu croyais au destin, tu aurais parié que c'était écrit. Se retrouver quasiment dix ans après, chacune ayant cheminé sa vie de façon différente, pour mieux se retrouver, c'était digne d'un film. Pourtant, tout était beaucoup plus simple entre vous. Cette simplicité de connexion qui vous liez rendait un peu moins effrayante l'idée d'entrer dans une vraie relation amoureuse et stable. La pression de devoir tout bien faire, bien dire, bien anticiper, s'estompait un peu quand Dora était là. Tu avais mille fois envie de la remercier d'être comme ça, d'être elle, et de rendre toute cette situation respirable et agréable pour l'aventurière de coeur que tu étais.

La lumière avait bougé dans l'atelier toute la journée. Il était loin de faire nuit, mais tu voyais peu à peu que le soleil baissait. La journée est passée à une vitesse folle. Au programme : emménagement de toutes tes affaires -et il y en avait-, décision sur comment aménager l'espace au mieux, et rangement -plusieurs fois, plusieurs essais, ton naturel indécis refaisant surface-. "Mmmh." Presque satisfaite du résultat, tu jetais un coup d'oeil à l'ensemble. Le bureau comprotait ton ordinateur et ses tiroirs les caméras, appareils photos, micros, câbles, dont tu avais besoin pour la création de contenus. Près de la fenêtre, tu avais déposé un magnifique chevalet, cadeau de ton père pour ton retour, façon de prouver son amour, ce qui t'avait mis plutôt mal à l'aise au premier abord. Tu en feras bon usage, promesse à toi-même. A côté, un nouveau meuble chiné avec tout ton matériel de dessin et de peinture. Un peu plus loin encore, des poteries que tu as faites pour décorer, ton matériel de linogravure, et un tas non-négligeable de feuilles et de tableaux vierges. Tout était parfaitement à sa place, trop pour ton esprit qui allait dans tous les sens. Téléphone qui vibre et te sort de tes pensées. Dora est arrivée. Un sourire se crée sur ton visage, et le coeur qui s'accélère. C'est la première à visiter ce nouvel espace, si cher à ton coeur. C'est la seule en qui tu as vraiment confiance pour le moment, d'ailleurs. "Coucou !" Le ton de ta voix est si enjoué de la retrouver que tu vois Dora sourire à son tour. Sans aucun doute, transportée par ce frisson de bonheur de la retrouver, tu l'embrasses. "Tu vas bien ?" Ton regard se plonge dans le sien, l'impression de ne pas l'avoir vu depuis une éternité alors que c'est faux, et le sentiment drôle de retrouver tes sentiments et sensations du lycée. "Viens, entre. L'aménagement est encore en réflexion, tu me connais, ça risque de rebouger dès demain mais ... je suis vraiment contente." Tu lui prends la main et l'emmènes dans une des pièces de cet immeuble transformé en studio d'artistes. T'es aussi anxieuse qu'excitée de lui partager un peu ton univers, de t'ouvrir à elle, d'une certaine façon.

C’est bizarre. On dirait que tout va bien, que tout va mieux. Que la roue a tourné, un peu. Dora a embrassé il y a quelques temps une nouvelle année, qu’elle espère plus heureuse que la précédente. Une nouvelle année qui a débuté sous de meilleurs auspices, à commencer par ce nouveau poste qu’on lui a proposé finalement à l’université – celui qu’elle attendait inlassablement, impatiemment, depuis un an. C’est qu’à l’appartement, elle commençait à trouver le temps long, à tourner en rond. Mais c’est derrière elle, à présent. Pour le moment, le semestre se passe bien – même si c’est plein de nouvelles responsabilités, plein de cours à préparer, un rythme à trouver. Parfois, elle s’inquiète ; parfois, elle panique. Mais au bout du compte, Dora, elle se débrouille, elle s’en sort. Et puis, il y a Raven. Raven retrouvée, Raven arrivée à sa rescousse. Raven réapparue dans sa vie, pour ne plus la quitter, désormais – pas vrai ? Peut-être que ce n’était pas le bon moment, avant – que cela le serait, maintenant. Typiquement le genre de conneries qu’elle se disait avec Harlan aussi. Harlan dont elle ne parle pas, plus, autrefois pourtant son meilleur ami. Aujourd’hui, ils ont beau travailler à reconstruire cette amitié, les détails de leur relation n’ont plus besoin d’être évoqués. Du moins est-ce ce que Dora a décidé.
Plus question que leur histoire la poursuive dans cette nouvelle année.
Elle l’a déjà bien assez fait, les deux dernières qui ont passé.

Ce soir, elle doit la retrouver.
Le message a pop sur son téléphone entre deux cours, l’a faite instantanément sourire. A fait bondir son cœur dans sa poitrine, aussi. C’est grisant comme sentiment. Cela lui fait du bien au cœur autant qu’à l’âme. C’est peut-être pile ce dont elle avait besoin, Dora, cette histoire : elle lui apporte de la tendresse, de la douceur. Il n’y a pas de complication, en tout cas pas pour le moment. Elle n’en veut plus, elle – des complications, des maux, de la douleur. Elle sait qu’on prend pourtant toujours le risque de souffrir, à être avec quelqu’un. Mais quand elles étaient ensemble, il y a des années, cela se passait bien, pas vrai ? Elles n’ont pas vraiment voulu rompre, à l’époque : c’est la vie qui s’en est mêlée. Seulement, voilà : elles ont changé. Ont vécu d’autres choses, aimé d’autres gens. Sont marquées par des histoires précédentes. Est-ce que cela peut vraiment marcher ? Dora ne veut pas se le demander. Ne veut globalement plus se prendre la tête – seulement se laisser porter. Ce que, ce soir, elle fait.

A l’heure dite, elle arrive à l’adresse indiquée par Raven – adresse de son nouvel atelier, qu’elle va lui faire visiter. Elle envoie un message à sa petite amie et patiente, tranquillement, en observant la rue, les immeubles environnant et les passants. Bientôt, la voix de la brune la tire de ses pensées et les lèvres de Dora s’étirent en un grand sourire avant d’embrasser Raven. « Hey. » C’est marrant, comme son cœur a fait un bond, instantanément. Elle n’a plus l’habitude, Dora. Ni des bonds de son cœur, ni des histoires vraiment sérieuses. La dernière en date a échoué lamentablement. « Oui, ça va très bien, je suis contente de te voir. Et toi, comment ça va ? » lui demande-t-elle en retour, sans détourner son regard du sien – elle pourrait s’y noyer. Elle est curieuse de découvrir son atelier, en tout cas, celui dans lequel Raven a du passer la journée. Et justement, celle-ci l’entraîne à l’intérieur, après avoir attrapé sa main – le contact est si doux, Dora ne s’en lasse pas. « Même si ça bouge, c’est normal. Difficile de trouver l’arrangement parfait du premier coup ! » Toujours positive, Dora ne doute pas que Raven finira par trouver l’aménagement qui lui convient. « J’ai hâte de voir ça en tout cas. » Son enthousiasme est palpable et réel, elle admire Raven pour se lancer même dans un tel projet qui, elle en est certaine, sera couronné de succès. Bientôt, les voilà à l’intérieur d’une des pièces du futur studio d’artistes. Dora observe tout ce que Raven y a déjà installé, avec une attention particulière et une curiosité sincère. « Wow, c’est impressionnant, j’adore ! Ça a dû te prendre un temps fou… » Et en même temps, elle ne doute pas que Raven ait pris plaisir à mettre tout cela en place. « Alors je suis la première à le voir, c’est ça ? » demande-t-elle, sourire en coin, sans dégager sa main de la sienne. Elle est flattée de cette avant-première, touchée aussi, et puis émue de cette place que Raven lui fait et de cette importance qu’elle lui donne. Et dans sa poitrine, son cœur bat la chamade, encore.

Dora, là, devant toi, comme un mirage. Quelque chose de désiré, mais sans savoir que tu le désirais. C'est un peu ça, ta relation avec Dora. Ce début de relation, en tout cas. Tu n'étais pas revenue à Brisbane pour ouvrir ton cœur à une nouvelle personne, pas comme ça, pas côté amoureux. T'es revenue pour retrouver ta famille avant tout, et t'ouvrir à eux, qui sont devenus quasi des inconnus avec les années et l'éloignement. Mais bordel, c'est dur de dire tout haut des sentiments, c'est le principe même du sentiment, de se sentir et pas de se dire. Alors tu bloques, bêtement, et tu remets au lendemain cette histoire de renouer pour de bon avec les tiens. C'est plus simple de se préoccuper d'un logement, d'une adaptation pour ton travail. Et dans tout ce chamboulement, Dora est (re)venue. Dingue, absolument dingue. La revoir, la retrouver, réapprendre à la connaître, ses nouvelles mimiques, sa nouvelle vie, et te retrouver à ne plus vouloir la quitter. Si tout est compliqué, avec Dora c'est limpide. T'es bien avec elle, tu veux qu'elle fasse partie de ton quotidien, et pour l'instant, c'est aussi simple que ça. Pas besoin de s'aventurer trop loin. Des fois, ça suffit juste de vivre dans l'instant présent. Avec Dora, de préférence.

Si tes sentiments négatifs ou mitigés ont du mal à être exprimés, tes sentiments positifs se lisent sur toi comme dans un livre ouvert. Les yeux qui pétillent, le sourire qui n'arrive pas à s'éteindre, la voix qui monte dans les aigus sans faire exprès. Toute ta communication non-verbale respire l'excitation et la joie. La fierté de montrer un nouveau bout de toi à Dora. Tu ne sais pas si elle s'en rendra compte, que pour toi c'est une façon de t'ouvrir à elle, de lui partager un peu ton monde, de lui exprimer quelque chose. Les actions ont toujours beaucoup compté pour toi, parfois plus que les mots. "Oui, ça te plait ?" Tu ne la lâches pas du regard, guettant ses moindres gestes et écoutant ses moindres mots. T'es plus contente encore, comme une adolescente qui raconte un secret et qui trouve enfin une oreille bienveillante. Avec Dora, t'es autant la femme que tu es avec tes bagages que l'adolescente naïve et solaire que tu étais quand tu l'as rencontrée la première fois. Sensation bizarre de mélanger ces deux personnes. "C'est ça, la première, j'espère que tu te rends compte de l'honneur que c'est !" Regard complice, tu ne peux pas t'empêcher de sourire. Tout te parait si concret maintenant, l'atelier, ta relation naissante avec Dora. Enfin un peu de fondation dans cette vie tumultueuse. "Je pense vraiment que je vais être bien là, ça fait autant cocon créatif que vrai lieu de travail." Tu tournoies un peu dans la pièce, restant difficilement en place, relancant des regards à chaque objet installé. "J'ai encore du matériel à acheter, j'ai laissé pas mal de chose en Europe, mais entre ça et l'appartement ... ça prend forme." Ta vie prend forme, oui, et tu en aimes toutes les courbes et les nuances pour le moment. Tu te retournes vers la jolie brune, et rien que de plonger ton regard dans le sien te fait quelque chose. Une sensation agréable, d'être autant dans l'inconnu que dans un endroit sacré. Qu'ils sont beaux ses yeux, tu penses. "Il me manque plus qu'un portrait de toi !" Tu lances, moitié en riant, moitié en sondant sa réaction. Tes mots qui traversent ta bouche plus vite que ton esprit, sale habitude, mais révélateur d'un esprit qui n'aime pas se poser.

Elle est tombée à point nommé, Raven.
Elle ne le savait pas. Ne le pouvait pas. Dora ne lui a rien dit – de ces derniers mois. De son cœur brisé, des tumultes qu’a connu sa vie amoureuse depuis deux ans déjà. Des allers et retours entre Harlan et elle, des montagnes russes dont elle a beaucoup été la cause. Ce n’est pas le genre de Dora, pourtant. D’ordinaire, elle refuse de faire du mal à quiconque. Bienveillante, empathique, elle se préoccupe du bien-être des siens, de celleux qui comptent. Elle fait attention, surtout, aux conséquences que ses mots ou ses actes peuvent avoir. Mais elle a merdé, avec Harlan. Est-ce qu’elle merdera de la même façon, avec Raven ? Dans le fond, elle a l’impression d’être une imposture, face à elle, par moments. L’impression de ne pas la mériter, ne pas être à la hauteur. De ne plus être peut-être celle qu’elle a aimée il y a des années. Il y a dix ans. Peut-être n’est-elle plus une bonne personne, Dora. Ce n’est pas volontaire, pourtant – mais elle a fait du mal à Harlan, à trop tergiverser. A trop tardé à vraiment s’engager. Mais, avec Raven, elle n’a pas une seule seconde hésité. Peut-être parce que les retrouvailles sont tombées après. Après la prise de conscience, la réalisation, la prise de maturité, de Dora. Elle a fini par être prête pour Harlan, mais trop tard.
Alors il faut croire qu’elle est prête pour Raven, à la place.
Ce n’est peut-être pas tout à fait juste pour cette dernière.

Est-ce que cela peut marcher, aujourd’hui, entre elles ?
Dora ne veut pas se le demander. Dora ne veut plus hésiter. Dora veut juste se laisser porter. Cela vaut mieux, n’est-ce pas ? Ne pas se poser trop de questions. Laisser la vie couler. Vivre l’instant présent, comme maintenant, alors que Raven lui montre en exclusivité son nouvel atelier. Dora est si curieuse, enthousiaste, excitée – et le cœur sautille de ce privilège, de cette confiance que Raven lui accorde. Et elle repousse, tant bien que mal, ce persistant sentiment d’imposture qui menace une fois encore de l’envahir. « Oui, j’adore. Ça te ressemble. » Est-ce que cela ressemble à la Raven d’aujourd’hui, ou à celle qu’elle a aimée, connue ? Sont-elles les mêmes, encore aujourd’hui ? Dora pourrait se poser la même question sur elle-même – mais elle sait pertinemment qu’elle a changé. Y compris même ces deux dernières années. Et quand la vie va si vite, quand on peut changer en si peu de temps, peut-on prétendre que deux âmes qui se sont perdues puissent se retrouver si aisément ? N’est-ce pas un mirage, que de croire qu’elles peuvent reprendre tout comme si de rien n’était, que cela peut fonctionner maintenant ? « Mais je m’en rends compte. Je suis flattée et extrêmement touchée, à deux doigts d’en rougir même… » répond-elle, sourire en coin. De celui qui ne la quitte jamais tout à fait. Celui qui lui sert aussi à charmer. Elle a toujours été un peu ainsi, Dora – la malice dans le regard, le flirt facile. Peut-être est-ce pour cela qu’elle a tant rechigné à se poser ces dernières années – comme si elle était incapable de tout à fait arrêter. De vouloir cesser de plaire. Mais avec Raven, elle ne s’est pas posé de question. Avec Raven, ç’a été comme une évidence. « Tu vas être très bien là. C’est tout toi. Et tu as raison, ça a un tout d’un cocon, et c’est ce qu’il faut pour que tu sois à l’aise, pour que tu puisses créer, que tu te sentes bien. » Elle ponctue ses mots d’un doux sourire. Elle va être bien, là, oui, Raven. Et elle est heureuse pour elle, Dora. Heureuse qu’elle ait trouvé sa place, un endroit où elle puisse se sentir safe et confortable pour créer. Et cette façon que Raven a de tournoyer dans la pièce – cela lui fait une fois encore sautiller le cœur. Cela fait plaisir à voir. Elle semble heureuse. Si belle, si gracieuse. « Tu dois acheter quoi, par exemple ? Je pourrais t’aider, s’il faut porter des choses. » Elle hausse les épaules, s’approche de sa petite amie. « Je suis peut-être pas grande, mais j’ai plus de force que j’en ai l’air. » fait-elle, sourire en coin, le regard de Raven tombant dans le sien. Bon sang, elle pourrait rester des heures comme cela, Dora. L’impression de n’avoir définitivement besoin de rien d’autre, personne d’autre. Rien de plus. Et Raven qui continue. Raven au charme fou. Il ne manque plus qu’un portrait d’elle. Et Dora qui rit à son tour. « Alors tu n’as plus qu’à me peindre. » conclue-t-elle, croisant les bras. Puis elle ajoute : « Ça me plairait bien, de devenir ta muse… » Elle s’amuse. Pas vraiment sérieuse. Quoique l’idée soit séduisante. Elle voudrait bien être n’importe quoi, pour Raven, Dora.
Pourvu qu’elle ne la laisse pas.