Elle a l’impression d’étouffer, toute la journée.
Elle s’occupe, en vérité. Mais au bout d’un moment, cela ne suffit pas. Ce qui lui manque le plus, c’est peut-être de rencontrer des gens, de voir du monde. Son introversion, après tout, n’est pas incompatible avec son côté sociable. C'est juste que pour le moment, elle se trouve un peu trop souvent seule, Dora. Seule à l’appartement, en attendant la rentrée prochaine. Car ça y est, tout devrait bientôt changer. Un poste pourrait se libérer. Ce n’est pas encore officiel, mais les chances que Dora l’obtienne sont plutôt bonnes. Elle ne veut pas crier victoire trop vite, cependant. Mais si cela se fait, au moins, elle aura prochainement de quoi bien occuper ses journées avec des cours à préparer. De quoi peut-être la distraire, parce qu’elle en a bien besoin, Dora, ces temps-ci. Pour ignorer son cœur malheureux, son cœur en lambeaux, son cœur qui pleure, encore. Pour éviter de penser à Harlan, dans le souvenir est désormais douloureux d’une façon bien différente qu’auparavant. Alors oui, pour l’heure, elle a beau tenter de s’occuper comme elle le peut, Dora, cela ne suffit pas. Elle tourne en rond, en permanence.

Attend ses colocataires, avec impatience.
Ou bien de retrouver sa famille, ou ses amis.

Ce soir, c’est notamment Joshua qu’elle attend.
Joshua qu’elle embêtait par message, tandis qu’il était à l’hôpital. Joshua, bien gentil à lui répondre, malgré tout. À être là pour elle, à distance, autant que possible. Et puis, finalement, des plans se sont improvisés pour quand il rentrerait. Ils iraient manger dehors. Ce ne serait pas désagréable. Cela leur ferait sans doute autant bien l’un qu’à l’autre, pour oublier le quotidien, les déceptions, les maux de chacun. Et puis, elle était contente à l’idée de retrouver Joshua, Dora, de pouvoir passer un moment avec lui.

Le rendez-vous a été pris.
Pour plus de facilité, ils se retrouvent directement à l’adresse sélectionnée – cela permet au moins d’éviter à Joshua des allers-retours après sa journée à l’hôpital. De gagner du temps, aussi. Alors, à l’heure dite, Dora arrive devant le restaurant en question, prête à envoyer un message à Joshua pour le prévenir de son arrivée, quand finalement, elle l’aperçoit. Lui fait tout de suite de grands gestes, sourire aux lèvres. « Hey ! » Il n’y a pas à dire, cela lui fait du bien de sortir. De voir autre chose que l’appartement où ils rentreront, ensuite, après leur dîner. Et puis, la compagnie de Joshua est toujours agréable, et il sait toujours lui mettre du baume au cœur, lui remonter le moral. Et inversement – ou elle l’espère, en tout cas. « On entre ? Je meuuurs de faim. » Du Dora tout craché, qui exagère, juste comme il faut. Elle préfère rester enthousiaste, même quand tout va mal. Même si la tristesse se lit peut-être dans ses yeux, même dans son sourire. « En plus, ça a l’air incroyable ici, de quoi illuminer notre soirée. » Petit sourire aux lèvres, pour ponctuer ses mots. Ils en ont besoin tous les deux, n’est-ce pas ? Même quand ils ne le disent pas. Ils ont chacun leurs maux.

Leurs vies sont en réalité très différentes. Pourtant, ils ont quelque chose en commun : leur colocation. Auraient-ils pu se lier d’amitié, s’ils s’étaient rencontrés dans d’autres circonstances ? Auraient-ils pu se rencontrer tout court, autrement ? Joshua est chirurgien, Dora thésarde en études de genre qui ne semble pas décidée encore à quitter les bancs de l’université. Ils n’ont même pas le même âge – mais cela n’a pas vraiment d’importance. Tout comme cela n’a pas d’importance, au fond, de savoir s’ils seraient devenus amis dans un autre contexte ou dans une autre dimension. Le fait est que la vie les a mis sur le même chemin, et elle aime à se dire que c’est pour une bonne raison, Dora. Ce qui est certain, c’est qu’en venant vivre dans cet appartement, elle n’imaginait pas se trouver ainsi une véritable seconde famille, pour l’épauler, la soutenir, l’aimer - et pour qu’elle fasse de même, en retour. Mais c’est ce qu’est devenue cette colocation pour elle. Raison de plus de ne pas la quitter de sitôt – pourquoi le ferait-elle, de toute façon, dans l’immédiat ? Elle y est bien, Dora. Elle s’y sent moins seule, aussi, depuis qu’avec Harlan, tout va mal. Depuis qu’il lui a dit qu’il voulait prendre ses distances ; depuis qu’elle sait qu’il a rencontré quelqu’un. Elle n’en parle pas forcément, Dora, mais sans doute que cela se voit à des kilomètres à la ronde, que cela ne va pas.

Elle mentionne toujours le boulot. Celui qu’elle attend, qui devrait tomber bientôt. Elle mentionne l’ennui, les journées trop longues. À dire vrai, elle arrive très bien à s’occuper, Dora – avec ses recherches qu’elle poursuit, avec son compte Instagram qu’elle alimente un peu plus, avec les conférences auxquelles elle participe, sans jamais trop s’éloigner du monde universitaire. Il est même arrivé qu’elle intervienne, à certaines d’elles. Ou dans des associations engagées. Oui, elle s’occupe, Dora. Mais elle n’a pas vraiment de rentrée d’argent, alors elle ne profite pas tant que cela. Et puis, oui, évidemment, il y a Harlan. C’est cela, la raison principale à cet ennui qui cache en réalité le besoin désespéré de s’occuper pour oublier.

Elle se dit parfois qu’elle doit être un poids pour les autres. C'est dans les jours les moins beaux, où l’optimisme se fait la malle, où l’humeur est vraiment trop morose. Cela arrive à tout le monde, finalement. À Dora aussi, même quand elle ne perd pas son sourire, ni sa joie apparente. Comme tout le monde, elle a simplement appris à masquer ses maux, ou tout du moins à faire comme si de rien n’était. Même si cela se devine. Est-ce que Joshua a compris, quand elle a proposé qu’ils mangent ensemble après sa journée à l’hôpital ? Ou peut-être était-ce toutes les autres fois, où il l’a vue traîner à l’appartement sans grande motivation. Toujours est-il qu’elle finit par le retrouver à l’heure prévue, ravie qu’il n’ait pas dû s’attarder à l’hôpital pour cette fois – lui, il sauve des vies après tout. « Tu mérites un bon repas plus que n’importe qui, après tout ça. » Six heures au bloc, cela l’impressionne. Elle se dit qu’il doit être épuisé à présent, avoir bien besoin de bien manger et de se reposer. Ils entrent justement sans plus attendre, Joshua ouvrant la porte avant de la laisser entrer. Il ne tarde pas à désigner une table, vers laquelle ils se dirigent. Bientôt, les voilà tous deux installés, prêts à se concentrer sur le menu et à faire leur choix – du moins, quand la serveuse qui leur fait signe viendra. « On est bien, là. » qu’elle commente, Dora. Oui, leur place est parfaite et elle aime beaucoup la décoration qui rappelle celle d’un diner. Pas désagréable de changer de leurs bonnes vieilles habitudes. Elle ne voit pas venir la question de Joshua, en tout cas, Dora. Celle qui n’y va pas par quatre chemins, met directement les pieds dans le plat. Cela lui arrache quand même un léger rire, peut-être par habitude. « J’ai tant que ça l’air d’une épave ? » plaisante-t-elle d’abord, en réponse. L’autodérision, un réflexe quand on parle de ce que l’on ressent. Ou plutôt, pour ne pas le faire directement – mimer une prétendue légèreté, qui n’existe pas en réalité. « Bof, mais aujourd’hui, ça allait, je crois. Et toi ? Ta journée à l’hôpital ? » Elle retourne la question. Pas pour changer de sujet, ou pas seulement – mais aussi parce qu’il est son ami, Joshua.

Elle a l’impression de stagner. Déteste se morfondre, surtout à cause de quelqu’un. Surtout à cause de la même personne. Cela fait trop longtemps que cela dure, trop longtemps que cette situation a commencé. Harlan, il avance, lui, de toute évidence. Pas elle. Elle qui a merdé, qui a mis trop de temps à se décider. Quand elle l’a fait, lui a décidé d’avancer. Maintenant, elle est condamnée à ressasser. Peut-être se fait-elle du mal, Dora, mais c’est plus fort qu’elle : elle ne peut pas juste se dire qu’il est temps d’aller de l’avant, elle ne peut pas juste se dire tant pis, se répéter ce qui est fait, est fait, sans pouvoir être jamais défait. Non, elle n’y arrive pas. Pas pour ce coup-là. Elle n’arrive pas à faire preuve de maturité, de tolérance et de douceur envers elle-même, en s’évitant cette peine. Elle en veut à elle-même. Voilà pourquoi elle ressasse, voilà pourquoi elle stagne. Elle pense encore au et si qui ne changera rien, parce qu’il ne viendra jamais. Harlan a fait son choix, ne le changera pas. Harlan est décidé à avancer, Harlan l’a déjà fait. Il n’y a qu’elle, imbécile, triste, désemparée, qui continue à s’accrocher pour une histoire qui n’est jamais vraiment née.

Ce n’est qu’une mauvaise passe.
Voilà ce qu’elle essaie de se dire, se répéter. Mais la mauvaise passe s’éternise, ne semble jamais passer. Des mois que c’est comme cela, des mois qu’elle essaie d’avancer avant de reculer. Au moins, son doctorat lui offrait une distraction. Mais là ? Elle a l’impression d’avoir trop de temps pour penser. Heureusement qu’elle a pu sortir un peu ce soir, Dora, parce qu’à l’appartement, elle se sentait presque étouffer. Commence presque à saturer. Joshua n’est pas dupe, une fois qu’ils se retrouvent installés au restaurant, une fois qu’elle plaisante en demandant si elle a l’air d’une épave, quand elle élude ensuite la question un peu plus sérieuse. Non, il n’est pas dupe non plus quand elle lui retourne la question. Il ne s’est rien passé de fou comme il le dit lui-même, avant de revenir sur elle. Il arrive tout de même à lui arracher un petit rire, en lui rappelant cette fois où elle a baratiné leur voisin quand Joshua avait vomi ses tripes sur le pallier, après une grosse cuite. « C’est un souvenir mémorable. J'adore me le rappeler de temps en temps. » plaisante-t-elle, léger sourire en coin. Ils en ont des tonnes, à présent, après tant d’années passées à vivre ensemble en colocation. Pour sûr, cela a donné naissance à une belle amitié dont Dora ne pourrait plus se passer. C'est aussi pour cela qu’effectivement, elle sait qu’elle ne peut rien lui cacher. Sait que, comme il le rappelle, si elle ne veut pas en parler, il le respectera. Est-ce qu’elle ne veut pas en parler ? Ce n’est pas vraiment cela. « C’est pas que je veux pas en parler. » commence-t-elle, un peu hésitante, le regard se posant un peu partout, sans se fixer nulle part. « C’est juste toujours la même chose et j’ai pas envie d’être lourde à en parler encore. » souffle-t-elle. Cette fois, ses yeux se posent sur la table. Ce n’est pas facile, de se mettre à nu. Pas facile de parler de ce qu’on ressent, surtout quand on a mal. « J’arrête pas de me dire que ça va passer, mais ça passe pas. » murmure-t-elle. Elle commence à en avoir marre, Dora. À être désespérée. Elle pensait que son cœur commencerait, rien qu’un peu, à se réparer. Mais il continue de pleurer.

Rien de nouveau sous le soleil.
Depuis quelques mois, la vie est tristement répétitive. Tristement routinière. Elle devrait être heureuse, Dora, et fière : elle a obtenu officiellement son doctorat, cette année, après des années de dur labeur. Mais tout ne s’est pas encore enchaîné parfaitement. Et la brune n’arrive plus vraiment à profiter de la vie comme elle le faisait avant. Parce que le cœur est malheureux, se morfond encore. Des mois que cela dure. Mais c’était déjà le cas avant. Il y avait Harlan, encore et toujours – mais c’était elle qui faisait n’importe quoi, qui se faisait peut-être tout ce mal. Maintenant, c’est différent. Et elle ne veut pas embêter ceux qui l’entourent avec ses malheurs, ses peines de cœur. Jamais elle n’a voulu être un poids pour ses proches. Alors elle s’est tue, longtemps. Jusqu’à ne plus le pouvoir vraiment. Dans le fond, elle sait que ce n’est pas la solution. Qu’à tout garder pour elle, elle ne fait que ressasser plus encore. On ne gagne jamais rien à garder les choses pour soi, surtout quand elles font mal – elle le sait bien, depuis le temps, Dora. Elle le sait, parce que d’ordinaire, elle prépare verbaliser les choses pour les évacuer, mieux s’en remettre. Mais là, cela dépend. Elle en a bien parlé à Sierra, un peu. Et puis, à ses colocataires, quelques fois. Mais depuis qu’elle sait qu’Harlan a rencontré quelqu’un, c’est bien pire que cela. Elle leur a bien partagé l’information mais ne s’est pas plus étendue que cela. Elle est restée plus ou moins dans le déni, Dora.

Elle ne voulait pas plomber l’ambiance, ce soir.
Elle voulait simplement profiter d’une bonne soirée en compagnie de son colocataire et ami. Mais elle ne peut pas tout à fait faire semblant, et même si elle essayait, Joshua comprendrait probablement. C’est le cas, d’ailleurs. Joshua n’est pas dupe ; Joshua la connaît, depuis le temps. Et inversement. Alors, elle ose enfin un peu s’ouvrir, quand il lui rappelle qu’il est toujours là si cela ne va pas. Précise même que si elle ne veut pas en parler, il n’y a pas d’obligation. Mais ce n’est pas vraiment cela, ce qu’elle explique, Dora. Elle ne veut pas être lourde à parler encore d’Harlan. Parce que cela fait des mois. Même plus que cela. Il serait peut-être temps de se faire une raison, non ? C’est ce qu’elle essaie de se dire, sans y arriver. La réaction de Joshua ne se fait pas attendre. Toujours dramatique, mais il arriverait ainsi presque à lui faire esquisser un sourire. « Non, c’est vrai. » admet-elle. Bien sûr qu’il devait s’en douter. Elle se tait pour écouter la suite, ce qu’elle a peut-être besoin d’entendre, précisément. Il est toujours si juste, Joshua, capable de trouver tous les mots qu’il faut, comprend même ce qu’elle ne dit pas. Et ses mots font mouche, avec la comparaison aux patients qui reviennent plusieurs fois pour les mêmes raisons. Une image qui la fait réfléchir, Dora. Elle sait qu’il a raison, n’en doute pas de toute façon. Mais cela lui ouvre un peu les yeux. Peut-être qu’elle ne devrait jamais rien garder pour elle-même. Pour ne pas s’enfermer dans le cercle vicieux qu’il mentionne. « Merci, Joshua. » Elle commence par-là. Parce qu’elle le pense, sincèrement. Les amis, au moins, sont toujours là. Une constante dans sa vie, contrairement aux amours qui s’en vont et qui reviennent. Il l’a même dit, Joshua : c’est pareil pour lui. Ils ont toujours été là pour lui, même après sa peine, causée par Cameron. « Tu as raison, ça prend du temps. Et je gagne rien à tout réprimer et tout garder pour moi. Le pire, c’est que je le sais, mais… » Elle ne sait pas. Peut-être qu’elle peut en parler, à présent que Joshua l’y a encouragée. « Ça me rend dingue, tu sais ? Qu’il ait quelqu’un d’autre. J’arrête pas d’y penser. » Cela, elle n’avait pas pu le cacher à ses colocataires. C’était trop gros, trop important. « Je sais même pas comment je tiens pour pas aller la stalker sur Instagram. » Elle lâche un soupir, Dora. Attrape la carte, la regarde. « Est-ce qu’ils ont un truc fort ? » plaisante-t-elle dans un léger rire. Pas sûr. Ils sont dans un diner après tout, pas un bar. Pas plus mal. Plus sain pour elle, en tout cas.

Elle ne sait pas comment elle doit continuer, avec les regrets. Avec l’idée qu’elle a tout gâché. Que c’est trop tard, qu’elle ne pourra rien sauver, rien rattraper. Maintenant, quoi qu’elle fasse, ses gestes n’auront plus jamais rien de romantique. Harlan a souhaité qu’elle le laisse avancer, qu’elle le laisse tranquille. Pire : Harlan a souhaité donner sa chance à quelqu’un d’autre. C’est cela qui fait le plus mal. C’est n’être plus assez importante. C’est avoir gâché sa chance. C’est s’être condamnée à ne plus trouver la paix. A perdre l’amour de l’aimé. La pire chose qui pouvait arriver. La pire des tragédies. Peut-être est-elle excessive – dans le fond, sans doute l’a-t-elle toujours été, du moins aux yeux qui trouvent ses émotions trop intenses, trop profondes. Peut-être disproportionnées. Le truc, c’est qu’elle a toujours ressenti les choses si profondément, Dora. Les émotions, chez elle, sont comme cela. Parfois, cela peut être terriblement beau, agréable – quand tout va bien. Et puis, il y a quand tout va mal. Là où elle baisse si facilement les bras ; là où elle voit tout en noir. Comme ce soir. Comme en ce moment. Cela n’aide pas, qu’elle n’ait pas grand-chose à occuper ses journées, pour le moment. Mais cela devrait finir par changer. Et alors, peut-être que cela l’aidera à avancer. A voir la lumière au bout du tunnel. A mettre un pied devant l’autre – ce qu’elle fait, déjà, même si elle ne s’en rend pas toujours compte.

Voir Joshua lui fait du bien. Le voir en-dehors de l’appartement. Et puis, lui parler à cœur ouvert. Lui parler honnêtement ; dire tout haut, tout ce qu’elle ressent. Et puis, Joshua, il a toujours le mot pour rire. Toujours celui pour la faire sourire. Même quand elle demande s’ils ont quelque chose fort à boire dans ce restaurant – ce dont elle doute, au vu du genre du lieu. D’ailleurs, Joshua le lui confirme – mais trouve toutefois une alternative. Elle lâche un petit rire. « Hm, on aura peut-être l’occasion d’en boire, alors… » Cela lui met du baume au cœur. Peut-être que cela sera oublié, quand ils rentreront. Peut-être qu’elle se sentira mieux. C’est déjà un peu le cas, au fond. « J’espère bien qu’on va se péter le bide. » Elle a tout de même toujours faim, Dora. Malgré les maux du cœur. Ceux dont elle lui parle, un peu. Sourit tristement, aux mots de Joshua. L’écoute jusqu’au bout, toutefois. Sait qu’il a raison, ou tout du moins, qu’il n’a pas tort. Que les relations pansements, c’est une possibilité, même si ce n’est pas une solution. Elle sait que dans ce genre de cas, il n’y en a pas vraiment – il n’y a pas de miracle pour réparer un cœur brisé, réconforter quelqu’un après un chagrin d’amour. « J’ai déjà pensé à couper les ponts, ouais, mais… Y’a les autres. » Leurs amis communs. Leur bande, même – car cela va au-delà de quelques amis communs. C’est Eli, Victoria, Ruben. Ils ont déjà compliqué assez les choses comme cela – peut-être surtout Dora. « J’y ai pensé aussi, aux relations pansements. Sierra dit ça, aussi. » Sa cousine, à laquelle elle dit presque tout, également. « Et j’ai bien flirté avec deux ou trois personnes, mais… J’me suis pas encore lancée. » Pas depuis un moment. Elle préfère déprimer dans son coin. Mais peut-être est-il temps qu’elle se lance à nouveau dans le grand bain. Elle ne peut pas avoir complètement perdu la main. La serveuse arrive à ce moment-là, pour prendre leur commande. Pas bien originale, elle aussi commande un hamburger, Dora. Et puis, avec des frites de patata douce. Pour le dessert, on verra bien l’état de son estomac. Et les deux amis se mettent à rien, quand la serveuse les prend pour un couple, les complimentant. Joshua plaisantant, sitôt la serveuse repartie, de quoi arracher un nouveau sourire à Dora. « Ne t’en fais pas, je vais me rabattre sur quelqu’un d’autre si tu n’veux pas de moi ! » lâche-t-elle, d’un ton faussement dramatique, avant d’éclater de rire. « J’ai oublié comment draguer, Joshua, va falloir que tu me donnes tes petits tips. » plaisante-t-elle en riant de plus belle. Au moins, cela lui fait du bien. Cela lui change les idées. Tout cela grâce à Joshua.

Cela n’a jamais aidé de garder les choses pour soi, elle le sait. Elle sait que dans son cas, elle a besoin de verbaliser les choses, Dora. Que c’est le meilleur moyen d’avancer, ne serait-ce qu’un peu, faute de s’en débarrasser. Elle, cela l’aide. Alors tout ce temps où elle a voulu garder tout pour elle, elle ne s’est fait que plus de mal encore. Maintenant, c’est fini. Difficile de ne pas parler à ses colocataires de tout ce qu’il s’est passé avec Harlan quand celui-ci a fini par lui mettre le plus grand râteau de sa vie. Par lui dire qu’il en avait eu assez d’attendre, que c’était trop tard à présent. Il arrivait enfin à avancer, entrevoir un avenir sans elle, et elle a choisi ce moment-là pour revenir vers lui, Dora. C’est sans doute une histoire de mauvais timing. Ils se sont loupés, tous les deux. Ils se sont loupés tant de fois. Puis, finalement, ils se sont loupés pour de bon. Voilà ce dont elle ne se remet pas, Dora. Quoique, non, il y a pire : le fait qu’il ait rencontré quelqu’un d’autre. Donné sa chance à une autre, qui n’est pas elle évidemment. Il a voulu le lui dire en personne, Harlan. Il a voulu être honnête. Il a pensé qu’il lui devait bien cela. C’est peut-être vrai – et peut-être qu’elle lui en aurait voulu, s’il ne l’avait pas fait. Si elle l’avait appris par l’un de leurs amis. Mais ce n’est pas beaucoup plus facile à accepter.
Mais elle ne veut plus y penser, maintenant, pour le reste de la soirée.
Si c’est seulement possible.

Heureusement, elle peut toujours compter sur Joshua.
Joshua qui lui met toujours du baume au cœur.
Joshua qui lui arrache des sourires.
Joshua qui a un don pour réconforter les gens.

Elle sait qu’elle peut tout lui dire. Qu’au-delà d’un colocataire, il est devenu un ami. Elle sait qu’il comprend, aussi. Parce qu’il a aussi connu ses déceptions amoureuses – sur lesquelles elle ne l’interroge pas pour le moment, Dora. Ils savent aussi se donner l’espace et le temps nécessaires, systématiquement. Ou tendre des perches, à la limite, à l’occasion – que l’un ou l’autre saisira ou non, sans que le résultat ne pose problème de quelque façon. Il lui fait du bien, ce soir, en tout cas. Il la fait rire. Il la fait relativiser. Dieu sait qu’elle en a besoin aussi, la brune. En tout cas, elle note qu’il lui conseille les relations pansements, comme sa cousine l’a fait récemment. On verra bien si elle s’y essaie ; mais elle s’amuse à prétendre ne plus savoir draguer. Éclate de rire à la réponse de Joshua. A son argument sur son ADN italien. « C’est vrai, j’oubliais… Les Italiens et le romantisme ne font qu’un. » Cela l’amuse, au moins. Joshua a toujours eu le don pour cela, depuis qu’ils se connaissent. Et si encore, il s’arrêtait là. Mais il continue en se lançant dans une grande tirade en italien, le tout en mimant un regard intense et charmeur, une fourchette entre les lèvres comme si c’était une rose, selon le fameux cliché du romantique un peu excessif. Là, Dora ne s’arrête plus de sourire et de rire. Et si encore elle comprenait ce qu’il dit, sans doute qu’elle en aurait les larmes aux yeux. Mais Joshua a déjà réussi un exploit en soi. « J’ai absolument rien compris, mais je ne doute pas que cela ait son charme et fasse son petit effet… » finit-elle par répondre, sourire en coin. Finalement, pas besoin d’alcool pour se changer les idées : un Joshua Lorenzi largement suffit. « Et tu disais quoi en vrai, dans ce long monologue ? » demande-t-elle, hilare et curieuse. Il doit avoir raison, Joshua, quand il conclut que parler italien marche à tous les coups. « Je vais peut-être plutôt tenter le portugais. » plaisante-t-elle alors. Parce que bon, elle doute de se réveiller demain en parlant tout à coup merveilleusement italien. Même en faisant semblant, elle n’est pas certaine de donner l’illusion de parler la langue. Heureusement, en vrai, elle ne compte pas là-dessus pour draguer. C’est Joshua qui a raison, à nouveau, en insistant sur l’importance de rester naturel. Ses mots la laissent un peu pensive. Non pas qu’elle en doute – disons qu’elle doute plutôt de sa capacité à se relancer dans tout cela pour le moment. Et en même temps, cela lui ferait sans doute du bien. « Tu as raison. J’ai toujours été moi-même, de toute façon, ça sert à rien de se changer face aux autres. Même quand on cherche pas du sérieux. » répond-elle en haussant les épaules. Dans le fond, il faut juste qu’elle se remette dedans. Cela reviendra, n’est-ce pas ? Elle se dit que c’est un peu comme le vélo, cela ne s’oublie pas. « Et toi ? A qui parles-tu italien en ce moment ? » demande-t-elle, sourire en coin, Dora. Une façon de lui demander qui il drague, s’il a quelqu’un en vue ces derniers temps ou non.

Ils s’entendent si bien, Joshua et Dora. Elle se le dit, parfois : qu’elle n’aurait pas pu rêver mieux comme colocataires. Qu’elle a eu de la chance de tomber sur eux, et pas sur quelqu’un d’autre. Qu’ils sont uniques, eux. Ils sont devenus ses amis, comme une seconde famille. Ils peuvent s’épauler, quoi qu’il arrive. Ils sont là pour s’aider, y compris quand le moral est au plus bas. Et durant cette année passée essentiellement chez elle – chez eux – en attendant de trouver un poste à l’université, elle a pu précisément se reposer sur cette seconde famille, Dora. Peut-être les a-t-elle un peu embêtés, toujours impatiente de les retrouver après leurs journées – ou nuits, pour Joshua parfois – de travail. Peut-être les a-t-elle ennuyés, comme une enfant constamment en demande d’attention. Mais, si tel est le cas, ils ne le lui ont pas vraiment fait ressentir. Ils ont été là, patients, compréhensifs. De même face à son cœur brisé, pour de bon, quand Harlan et elle se sont fait leurs adieux – amoureusement parlant, du moins. Ce soir, Joshua est encore là pour elle, comme elle espère l’être pour lui.

Et il arrive à lui changer les idées, à la faire rire.
Quelques mots en italien ont suffi même à la faire rire aux éclats. Elle doute que ce conseil en matière de drague soit valable, mais cela a le mérite de l’avoir amusée, d’avoir un effet positif sur son moral. Tant pis si elle n’a pas du tout compris ce que Joshua venait de lui dire. « Le mystère, je retiens… Même si c’est pas trop mon truc. » Elle lâche un nouveau rire, la brune. Joshua a sûrement raison sur un point, en tout cas : c’est l’authenticité qui compte. C’est être soi-même qui importe, qui séduit simplement le plus efficacement. Et si cela ne séduit pas, c’est qu’on n’a pas d’atomes crochus avec la personne face à soi. Pas sûr qu’elle emploie le portugais pour draguer, en tout cas. Joshua ne tarde pas à lui traduire d’ailleurs ce qu’il lui a dit en italien, de quoi la faire pouffer de plus belle. « Comme quoi, l’italien sublime tout… Même quand on dit qu’on serait prêt à manger un oignon cru ! » Rien que d’y repenser, cela l’amuse, la fait sourire. Au moins, Joshua a réussi à la dérider, c’est déjà énorme en soi. Cela l’aide à lui alléger un peu plus le cœur.

Elle finit cependant par reporter subtilement l’intérêt sur lui, en lui demandant à qui il parle italien en ce moment. Joshua semble étonné, mais répond néanmoins à sa question. Mentionne bien ses anciens crushs, ceux qui ont pu lui faire du mal, ou qui n’ont tout simplement pas marché. Il n’a plus jamais entendu parler de Cameron ; quant à Andrew, il s’est visiblement envolé pour les Etats-Unis et fiancé au passage. « Mais non ? Incroyable ! » ne peut-elle se retenir de commenter, avant de se reprendre. Cela n’aiderait sans doute pas Joshua. « Toi aussi, tu la vivras, ta sublime histoire. » veut-elle positiver, en lui adressant un petit sourire. Elle y croit, Dora – plus facile d’y croire pour les autres, de toute façon. Joshua ne se laisse de toute façon pas abattre en relativisant avec sa carrière et sur le fait qu’il lui reste du temps. Elle peut toutefois comprendre, Dora, qu’il soit parfois compliqué d’être patient. Elle s’apprête à répondre, quand Joshua, sur sa lancée, pique sa curiosité avec ses derniers mots. Ce maintenant que j’y pense qui attire toute son attention. Jusqu’à ce qu’il mentionne Moisés, qu’elle soit un peu plus sur la défensive. « Bien sûr que je me souviens de lui. » commente-t-elle brièvement, avant de laisser Joshua poursuivre son explication. Tout en l’écoutant, elle attrape son hamburger, comme on vient justement de les servir, et ne tarde pas à croquer dedans, puis à avaler une bouchée. « T’es sûr que c’est une bonne idée ? De le revoir ? » ne peut-elle s’empêcher de lui demander, un peu inquiète. Elle ne voudrait pas qu’il se retrouve blessé. Il mériterait le monde, Joshua.

tw : blessure par balle, thérapie de conversion.
L’amour. Ce truc si compliqué, qui peut faire un mal de chien comme il peut faire le plus grand bien. Elle s’en est tenue éloignée un bon moment, Dora – en tout cas, ces dernières années. Pas vraiment de relation sérieuse au compteur ces dernières années, depuis Raven. Ce n’est pas que sa dernière histoire lui a brisé le cœur au point de la dissuader de recommencer – c’est surtout que Dora a traversé une période où elle ne voulait que s’amuser, sans trop se prendre la tête. Elle voulait vivre d’aventures sans lendemain, profiter de l’instant présent sans trop se poser de questions. Mais dans le fond, peut-être qu’elle n’a fait qu’attendre après Harlan. Harlan et son incapacité à s’engager, longtemps, jusqu’à ce qu’il ne rencontre Noe. Leur histoire lui a fait un mal de chien, et cela, Dora, elle l’a compris sans vraiment se voiler la face. Puis il y a eu la balle que Harlan s’est prise sur le terrain, remettant tout en question – lui ouvrant les yeux sur ce qu’il ressentait pour elle, depuis longtemps. Il y a eu l’embryon d’une histoire, avant que tout ne tombe à plat en découvrant la grossesse de Noe. Une série de rebondissements, de hauts et de bas, entre Harlan et Dora – jusqu’à la fin, inéluctable. Maintenant, le comble, c’est qu’il n’est même pas avec Noe, mais une dénommée Leo dont Dora ne veut strictement rien savoir. Alors oui, l’amour, c’est compliqué. Selon les moments, on peut l’adorer ou bien le détester. En ce moment, Dora, cela la fout en l’air. Elle ne fait qu’y penser. C’est la cause de son humeur morose, ce que Joshua a pu remarquer.

Lui aussi, il en a fait les frais.
Alors Dora, quand il mentionne Moisés, elle ne peut que s’inquiéter. Que se méfier.
Elle ne veut pas qu’il lui arrive malheur. Elle ne veut pas que Joshua souffre. Il est son ami, au-delà d’être simplement son colocataire. Le fait qu’il fasse allusion à Moisés dans la continuité de leur conversation sur l’amour, les relations, lui met forcément la puce à l’oreille. Elle sait bien qu’ils ont un passif, tous les deux. Elle espère juste que Joshua ne se fera pas de mal avec tout cela. Alors elle lui demande sincèrement si c’est une bonne idée de vouloir revoir Moisés pour lui parler de tout ce qu’il a trouvé. Joshua lui explique alors que le gala de l’hôpital va avoir lieu là où bosse Moisés – de quoi accentuer la méfiance de Dora. Elle écoute cependant attentivement la suite. Comprend l’envie de Joshua de l’aider, malgré tout. C’est du Joshua tout craché – le cœur sur la main. Alors elle ne peut retenir un petit sourire, Dora. « Ce n’était sûrement pas contre toi, son attitude, mais fais attention à toi quand même. Je comprends que tu le fasses aussi pour toi, pour passer à autre chose, peut-être, mais… Parfois, ça fait pas du bien de remuer le passé. » Elle s’inquiète, c’est tout – loin d’être moralisatrice. Ce n’est pas son genre, de toute façon. « Tu penses qu’il te déteste vraiment ? Ou bien il a agi comme ça juste pour te repousser… » Mais mieux vaut peut-être ne pas se poser la question. Peut-être que cela remue le passé, précisément. « C’est quand même terrible, ce qu’il a dû vivre. » Cela la met même hors d’elle. « Et c’est gentil de ta part, de vouloir faire tout ça pour lui, après ce qu’il s’est passé entre vous. » Même si ce qu’il a fait à Joshua s’explique par des raisons extérieures – ce qu’elle peut entendre, Dora –, elle se méfie. « Même si ce n’était pas vraiment contre toi, fais juste gaffe. Tu as déjà tes patients, tu ne peux pas guérir ou sauver tout le monde. » ajoute-t-elle, doucement. Peut-être se ferait-il plus de mal à vouloir ouvrir les yeux à Moisés.