Il fallait de toute urgence la sortir un peu de sa grotte. Comprendre : la tirer de ses compositions, de ses journées en studio et de ses innombrables rendez-vous avec son producteur. La tirer un peu de son projet d’album, occupant toutes ses journées et ses nuits, toutes ses pensées aussi. Car si on ne la forçait pas, parfois, Aster ne décrocherait pas de son piano, ne décrocherait pas de son travail, ne décrocherait pas de cette carrière passion qui dans son cœur autant que dans son emploi du temps, occupe tant de place, finalement. Un truc que tout le monde ne comprend pas vraiment. Pour cela, il faut aimer la musique, le piano, autant qu’elle – et ceux qui peuvent la comprendre réellement, ne sont autre que les autres musiciens, en fin de compte. Joel fait partie de ceux-là. Joel peut comprendre, Joel peut se mettre à sa place, et inversement. Ce n’est pas pour rien qu’entre eux le courant est passé, qu’un coup de foudre amical les a frappés. Depuis, les deux amis et anciens camarades du Queensland Symphonic Orchestra ne se sont plus quittés – même après qu’Aster a quitté ce dernier.

Ce soir, ils ont prévu de se retrouver.
Aster a hésité à proposer à Stevie de se joindre à eux pour ne pas la laisser seule à l’appartement – mais la brune semblait avoir quelque chose de prévu. Au moins, cela a achevé de rassurer la Barrows qui, peut-être, a tendance à materner un peu trop ses amis. Surprenant sans doute, considérant qu’Aster ne se sent pas nécessairement la fibre maternelle – mais cela, c’est un autre sujet. Joel et elle ayant donc prévu de se retrouver ce soir dans un bar que le jeune homme avait choisi, Aster a quitté le studio d’enregistrement à une heure plutôt raisonnable pour avoir le temps de repasser à l’appartement. Là, elle a pris une douche avant de se changer, s’est rapidement apprêtée, habillée avec son élégance minimaliste habituelle – c’est-à-dire d’une robe noire. Puis elle s’est mise en route, direction le bar en question, Aster.

Elle arrive pile à l’heure prévue. Toujours un peu control freak, à moins qu’elle ne soit juste anxieuse. Elle a toujours été ponctuelle, Aster, peut-être trop – du genre à arriver trop en avance et à tourner en rond en attendant l’heure prévue initialement. Avec les années au moins, elle a réussi à faire en sorte d’arriver tout de même plus ou moins à l’heure, histoire de ne pas être celle qu’on attend mais de ne pas attendre non plus elle-même trop longuement. Bref – après avoir envoyé un message à son ami pour lui signaler qu’elle est arrivée, elle entre, et, devinant qu’il n’est pas encore là, choisit une table un peu à l’écart comme un serveur l’invite à s’installer où elle le souhaite. Elle préfère être dans un coin, plutôt qu’en plein milieu – du brouhaha, du passage, du mouvement. Naturellement, elle attrape son téléphone pour patienter, ouvrant machinalement Instagram, faisant dérouler le feed, souriant face à quelques commentaires postés sur la dernière vidéo qu’elle y a partagée. Bientôt, elle relève la tête en entendant des pas et en reconnaissant aussitôt Joel. « Hey, te voilà ! » s’exclame-t-elle en souriant. Ce n’est nullement un reproche, au contraire – seulement l’expression de son enthousiasme. Aussitôt, la voilà qui se lève pour brièvement l’étreindre, avant de se rasseoir. « Tu connais, ici ? J’ai pas encore pris le temps de regarder la carte. » S’il est déjà venu, Joel, peut-être aura-t-il des suggestions à lui faire. Sinon, ce n’est pas bien grave : ils découvriront ensemble.

Le sauvetage est mutuel. Même besoin de se sortir, peut-être. Même besoin de sortir, prendre l’air. De se trouver une raison d’affronter l’extérieur. Parfois, elle l’oublie, Aster. Parfois, elle a encore trop la tête ailleurs. La tête dans le piano – la tête dans la musique. La tête dans son art. Difficile de rivaliser, avec ce dernier. Alors dans son monde, elle laisse bien peu de personnes entrer. Les autres généralement ne comprennent pas – même pas ses parents qui les premiers l’ont poussée vers cette passion, même pas Sadie ni Rhett, seulement quelques amis peut-être. Et puis Joel. Et puis Ken. Mais Ken n’est pas un ami ; il est un je ne sais trop quoi, non plus. Aster ne le définit pas – mais elle y pense. Parce qu’elle le connaît, sans qu’il la (re)connaisse : c’est déroutant. Cela la rend confuse, cela la tourmente, depuis quelques temps. La voilà prise dans un tourbillon. Dans une histoire compliquée, qu’elle a elle-même provoquée. Est-ce surprenant, au fond ? La complexité, cela la connaît. La complexité, c’est presque synonyme d’elle. Alors souvent, elle s’est demandé comment elle pourrait plaire, comment on pourrait l’aimer. C’est que la tromperie dont elle a été victime continue de la hanter.

Le sauvetage est mutuel.
Il l’accepte telle qu’elle est, lui, Joel. Non pas qu’elle cherche à lui plaire – il n’est pas question de cela avec lui, loin de là. Il est plutôt ce qui s’apparente à son meilleur ami. C’est même sûr. Il y a lui – et puis de l’autre côté, il y a Nilsa et Stevie. Les personnes qui arrivent le mieux à la faire sortir de sa bulle. Et inversement, peut-être – ils ont bien, pour s’entendre autant, quelques traits en commun. Bref, ce soir, c’est Joel qu’elle retrouve. Qu’elle attend, d’abord, mais pas longtemps – c’est juste qu’elle est du genre excessivement à l’heure. Il ne tarde toutefois pas à arriver, et la blonde ne retient pas son enthousiasme de le retrouver. Il ne tarde pas à s’asseoir face à elle et à répondre à sa question, quand elle lui demande s’il connaît déjà l’endroit. Cela lui fait bizarre de l’entendre parler d’un collègue – parce qu’avant, elle en était une, aussi. C’est comme cela qu’ils s’étaient connus, faisant partie du même orchestre. « Ravie d’être de bonne compagnie. » Elle lâche un rire, Aster. Venant de Joel, elle ne douterait pas de ses mots – venant de n’importe qui d’autre, elle se dirait qu’elle n’est peut-être pas de si bonne compagnie. Pour Kendall, par exemple. Ken, qu’elle ne connaît pas bien encore, mais auquel elle pense. À s’en sentir ridicule. « Ça a l’air sympa, en tout cas, et si c’est une reco, alors ça l’est certainement. » Elle hausse les épaules, souriant. Elle est contente de tester un nouvel endroit en bonne compagnie, elle aussi. Avec Joel, elle se sent forcément elle-même. Elle l’imite d’ailleurs pour attraper la deuxième carte présente sur la table, son regard défilant sur la belle liste de cocktails. Elle est peut-être de cette humeur-là, ce soir. « Plutôt bien. Tu m’as permis de ne pas jouer toute la nuit. » plaisante-t-elle en riant, Aster. Elle a passé la journée pratiquement au studio, ou en rendez-vous. Une vie à laquelle elle ne se fait toujours pas, quoique les mois aient passé, quoique la sortie de son premier album approche. La promotion a même commencé, et ses rendez-vous concernent désormais plutôt la stratégie marketing – un truc qui lui échappe un peu, sauf quand on lui parle d’exploiter sa notoriété sur Instagram, le seul truc qu’elle maîtrise un minimum. « Et toi ? » Elle est curieuse de connaître ses nouvelles à lui, de savoir comment il va aussi.

Joel et elle se comprennent. Ils sont faits du même bois – sont animés de la même passion. Bien sûr, ils ne sont pas exactement les mêmes, tout à fait similaires. Mais ils ont la musique en commun. L’amour de la musique, du moins. C’est elle qui les a liés, leur a permis de se rencontrer. Ils ont fait partie du même orchestre pendant quelques temps – cela ne veut pas dire qu’elle est devenue une amie proche de tous les autres musiciens, Aster. Il suffit de la connaître un peu pour savoir qu’elle ne se lie pas avec n’importe qui, qu’elle a besoin de temps pour apprendre à connaître quelqu’un et à s’y attacher. Mais depuis, Joel est devenu sans conteste son meilleur ami. Et l’inverse est vrai, aussi. Pourtant, Aster ne se croit pas toujours si facile à vivre – ce n’est pas pour rien qu’elle avait répliqué à Stevie que c’était à elle qu’il fallait demander si elle ne regrettait rien, quand elle l’avait aidée à emménager (temporairement) chez elle. Mais elle a des amis, la blonde, des vrais. Des amis, toujours là quoi qu’il arrive. Elle espère être un bon soutien, elle aussi, en retour.
Et dieu sait que Joel, autant qu’elle, a probablement besoin de se vider la tête ce soir.

Le rendez-vous a été pris. Désormais, les voilà arrivés à bon port. Ils viennent de se retrouver, Aster rangeant son téléphone sur lequel elle zonait depuis son arrivée. C’est Joel qui a suggéré cette adresse, dont il a entendu parler par un collègue. Ils vont pouvoir la tester ensemble, donc, et la blonde s’amuse à douter faussement d’être une bonne compagnie – même si, selon la personne, elle pourrait en douter vraiment. Mais pas avec Joel, pas plus qu’avec Stevie ou Nilsa. « Figure-toi que ça m’arrive parfois… » répond-elle l’air de rien, puis incapable de tenir, sourire en coin. Oui, cela dépend des gens. Aster est quelqu’un de solitaire, tournée presque exclusivement vers son art. Aster a été trompée, aussi – alors sa confiance en elle en a terriblement pâti. « Ouais, sinon ça veut dire que ton collègue a des goûts pourris… En même temps, forcément, ce n’est plus moi ta collègue… » Elle lâche un soupir exagéré, pour appuyer sa blague. Par moments, encore, l’orchestre lui manque. Ou peut-être Joel, les autres musiciens avec lesquels elle s’était liée. L’ambiance et la bonne entente dans l’orchestre. Ce n’était ni plus ni moins qu’une grande famille où, pour le coup, elle se sentait vraiment à sa place. Bien sûr que Joel serait le dernier à la juger alors, si elle jouait toute la nuit. « Encore heureux. » le taquine-t-elle en riant doucement. Elle lui retourne la question, tout en jetant un œil aux cocktails pour savoir sur lequel elle va jeter son dévolu ce soir. Elle relève cependant la tête quand Joel avoue que le moral n’est pas au top, parce que sa belle-sœur refuse toujours de le laisser voir sa fille. Aster grimace, attristée de l’entendre, triste pour lui autant que pour sa fille. « Oh, merde. Tu vas faire quoi, alors ? Prendre un avocat ? » La question est légitime. Cela fait un moment qu’il essaie de récupérer la garde de sa fille. Au moins, il y a un tout petit peu de positif dans tout cela : sa place dans l’orchestre. « Ça, c’est une bonne nouvelle. On devrait boire à ton retour dans l’orchestre. La première tournée est pour moi. » fait-elle avec enthousiasme, Aster. « Et je vais commencer justement par un… Blue Moon. » ajoute-t-elle en lisant le nom sur la carte. Puis elle relève la tête vers Joel pour savoir ce qu’il va prendre de son côté.

Toute sa vie, elle s’est sentie bizarre, Aster. Différente. L’impression de ne pas être comme les autres. De ne pas se fondre dans le moule. De ne pas être normale. D’être étrange, avec sa passion pour la musique – avec toutes ces heures passées à jouer, encore et encore. Mais elle a fini par trouver ceux qui la comprenaient. Ceux qui l’acceptaient, pour ce qu’elle était. Ce qu’elle est. C’est à cela qu’on reconnaît les véritables amis : à cela qu’on sait qu’on a trouvé les bonnes personnes. Et aux yeux d’Aster, l’amitié est mille fois plus importante que n’importe quelle relation amoureuse. Ce n’est pas parce qu’elle est célibataire qu’elle le pense – c’est juste que l’amour, cela n’a jamais été sa priorité. Peut-être a-t-elle aussi tendance à l’idéaliser, rêvant de cette personne qui comprendrait. Mais l’amour, c’est trop prise de tête. Elle préfère se concentrer sur ses coups de foudre amicaux, car ils existent et s’appellent Joel, Stevie, Nilsa. Avec eux, elle se sent à sa place. Elle se sent normale. Avec Joel, plus encore, parce qu’il comprend sa passion musicale. La vit, lui aussi.

Ils rient du fait qu’elle est de bonne compagnie. On dirait que Joel, lui, n’en doute pas. On ne peut pas dire que ce soit le cas d’Aster. Elle a toujours tant manqué de confiance en elle, du fait d’être digne d’intérêt, qu’il ne serait pas surprenant qu’elle en doute, vraiment. Mais à Joel, elle fait confiance, naturellement. Se permet même de plaisanter, d’arguer avoir été la meilleure collègue de son meilleur ami (aucune objectivité, donc). « Peut-être que c’est le cas. » répond-elle, l’air innocent, incapable de retenir ensuite un sourire en coin. Rien qu’elle ne pense, avec son fameux syndrome de l’imposteur. Mais c’est toujours plus facile de rire, prétendre le contraire. « Comme au bon vieux temps. Tu te souviens ? » Elle lâche un petit rire. Cela la faire rire, qu’il personnifie leurs instruments de musique. Dans le fond, ils sont devenus aussi importants que s’ils l’étaient vraiment. À prendre tant de place dans leur vie. Au moins, avec les instruments, ils sont rarement déçus – pas comme avec de vraies personnes. Pas comme la belle-sœur de Joel qui refuse de lui rendre la garde de sa fille. « En effet… Ça risque d'être compliqué. » répond-elle en grimaçant. Ce qui l’attend n’a rien de drôle. Il faut être armé pour cela, et cela ne va pas toujours de soi. Aster n’imagine même pas ce qu’il traverse et ce qu’il va devoir endurer lorsqu’il faudra se battre. « Ouais, même si ça suffit pas toujours, je comprends bien. » Elle est désolée pour lui. Cela lui brise le cœur, qu’il doive encore se battre après tout ce qu’il a déjà traversé. Elle le sait. Cette première tournée ne sera qu’une maigre consolation, mais Aster espère tout de même réussir à lui changer ne serait-ce qu’un peu les idées. « Okay, ça marche. » Ce disant, elle interpelle le serveur qui vient prendre leur commande, avant de bien vite repartir. Les laissant reprendre leur conversation. « Alors, comment ça se passe, le retour à l’orchestre ? » demande-t-elle avec entrain. Cela fait quelques temps qu’elle l’a quitté, elle. Cela lui manque, parfois. Mais son projet du moment est excitant.