@Paulina Simões & @Yaël Saunders

Ce n'est pas sans un pincement au cœur que Yaël a déposé son fils à l'école le matin même. Si elle est heureuse que Jude parte en voyage scolaire à Sydney avec sa classe, la perspective de ne pas l'avoir avec elle pour la fin de semaine est déchirante. Le système de garde partagée qu'elles ont mis en place avec Daphne ne lui est pas encore tout à fait familier et il va sans dire que se retrouver seule dans ce Airbnb qu'elle loue tend à lui filer le cafard. Les passages fréquents de Megan et Callie l'aident à garder le cap mais les soirées se terminent toutes de la même manière : tôt ou tard, les larmes de Yaël finissent par rouler le long de ses joues. Parfois même sans qu'elle ne se l'explique et alors qu'elle ne ressent pas de tristesse particulière. D'autres fois, parce qu'elle ne parvient pas à ne pas se maudire d'infliger cette peine à ses proches et qu'elle se blâme d'être celle qui part.

Celle qui part. Ces mots sonnent faux. Ces mots calquent l'insensé. Pourtant, force est de constater que la procureure a renouvelé sa location pour un mois supplémentaire dès que la propriétaire des lieux lui a demandé ses intentions. Cette situation - supposée être provisoire - tend à devenir pérenne et c'est probablement ce qui l'effraie le plus. Si elle avait tendance à cacher la réalité de sa situation au début, ses proches ont petit à petit été mis au courant. Parmi eux, Izabel Simões s'est notamment montrée présente et d'une extrême bienveillance à son égard. Amies de longue date, elles ont passé plus d'une soirée au téléphone, uniquement pour permettre à Yaël de se changer les idées. Ce soir, elles ont prévu de rendre leurs conversations plus tangibles puisqu'il est convenu qu'elles se retrouvent dans la location de Yaël pour dîner. Cela étant, Izabel s'est montrée intransigeante ; elle s'occupe de tout. La procureure, elle, n'a qu'à se charger du vin.

La bouteille de blanc est tout juste payée quand Yaël reçoit un message de son amie l'informant qu'elle a un empêchement de dernière minute. Elle lui indique toutefois que ce n'est que partie remise et que Paulina s'est montrée enthousiaste à l'idée de prendre sa place. Évidemment, Yaël n'en a pas cru un mot. Elle a même eu la désagréable sensation que les Simões s'étaient donné le mot pour devenir leur garde-malade. Cela étant, Izabel étant Izabel - c'est-à-dire au moins autant control freak qu'elle - Yaël a validé cette contre-soirée sans faire de vague. En réalité, la perspective de pouvoir passer un peu de temps avec la fille de son amie, qu'elle estime beaucoup, l'a ravie. Il y a bien longtemps qu'elles ne se sont pas vues juste toutes les deux, alors qu'il leur était auparavant fréquent de se retrouver pour un café ou manger un morceau pour leur pause méridienne.

Alors, lorsque la sonnette finit par se faire entendre dans le courant de la soirée, c'est une Yaël parfaitement au fait du déroulement de celle-ci qui va ouvrir à Paulina. Le sourire qu'elle affiche est sincère alors qu'elle l'accueille dans une courte accolade.

- Bonsoir, Paulina. Entre, je t'en prie, l'invite-t-elle à la rejoindre à l'intérieur, juste avant de refermer la porte d'entrée. Elle m'a prévenue, la rassure-t-elle immédiatement avant de lui faire signe d'entrer plus en avant dans la maison. Je suis contente que tu aies pris sa place. J'espère seulement que tu ne t'en es pas sentie forcée.

Rapidement, Yaël décharge Paulina du plat qu'elle porte. La tiédeur de celui-ci la conforte dans l'idée qu'elle a pris la bonne décision en décidant d'allumer le four un peu plus tôt au cas où il y aurait besoin de réchauffer quelque chose.

- C'est adorable. Tu restes dîner avec moi, j'espère ? s'entend-elle demander. J'ai ouvert une bouteille de vin blanc et sinon... Je pense que j'ai du jus d'orange. Jude reste un inconditionnel de son jus de fruit le matin, confie-t-elle dans un sourire. Installe-toi où tu le souhaites, je m'occupe de tout.

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Il y a des amitiés qui naissent là où on ne les soupçonnerait pas. C’est le cas en ce qui concerne Paulina et Yaël. Si la procureure est avant tout l’amie de la mère de Paulina, il n’en demeure pas moins qu’un véritable lien s’est tissé entre elles. D’ailleurs, le stage que Paulina, alors étudiante en sciences politiques, a effectué au sein du bureau du procureur n’est pas étranger à cela. Tout bien réfléchi, c’est bien à ce moment-là que leur relation est devenue plus personnelle – plus amicale. Les années qui ont suivi n’ont fait que renforcer ce lien teinté d’un respect mutuel qui ne les quitte jamais et qui, peu à peu, a vu leurs sujets de conversations professionnels s’orienter vers des discussions de plus en plus personnelles. Il n’y a donc rien de plus sincère que les mots de Yaël quand elle fait savoir qu’elle est véritablement heureuse à la perspective de cette soirée, même si Paulina a remplacé sa mère au pied levé. Un fin sourire se greffe sur les lèvres de la procureure en entendant que ce plaisir est partagé, alors qu’elle observe dans le sac de nourriture ce qu’Izabel leur a concocté. À première vue, il s’agit de cannellonis aux légumes et d’une salade verte en accompagnement.

- Tu ne t’imposes pas, lui assure la plus âgée après avoir ôté le papier aluminium du plat pour pouvoir l’enfourner et le réchauffer à basse température. Je n’ai rien d’autre de prévu et l’idée de ne pas passer la soirée seule est loin d’être désagréable.

Elle n’est pas habituée au silence, Yaël. Les rares fois où Jude ne dormait pas au domicile familial, soit parce qu’il était chez un de ses copains ou chez ses grands-parents, Daphne et Yaël en profitaient toujours pour s’octroyer une soirée en amoureuses. Et, même quand la policière était appelée au travail et que leur soirée en tête-à-tête était réduite à néant par un simple coup de téléphone, Yaël se retrouvait au moins en compagnie de leur chien, Oliver. Ici, rien n’est pareil. Lorsque Jude est chez Daphne, Yaël se retrouve seule. Complètement seule, sans la moindre présence animale. Elle doit s’habituer à vivre avec ce silence qu’elle n’a plus côtoyé depuis environ dix-sept ans ; depuis qu’elle s’est mise en couple avec Daphne.

Dans un placard en hauteur, la procureure se saisit de deux verres à pied et ne tarde pas à les remplir de vin blanc. L’un d’eux est avancé sur l’ilot central en direction de Paulina, alors que l’autre reste à proximité de Yaël. Yaël qui s’affaire déjà à sortir un saladier pour transvaser la salade préparée par Izabel, alors qu’elle hoche la tête de droite à gauche face à l’aide proposée par la fille de cette dernière.

- Ta mère a déjà tout fait, ne manque-t-elle pas de souligner.

Yaël délaisse rapidement ses occupations pour s’emparer de son verre. Elle l’approche de celui de la brune pour le faire tinter contre le sien en trinquant « à cette soirée » avant que la conversation ne se porte sur Jude. Un air tendre s’affiche sur le visage de la procureure en pensant à son bonhomme de huit ans, effectivement parti en voyage scolaire.

- C’est exact. Il est à Sydney pour la semaine, avec sa classe. Ils ont voyagé en bus. Ça leur a pris presque treize heures, explique-t-elle alors que la perspective de passer autant de temps dans un autocar est loin de lui faire envie. Il était content et je ne suis même pas certaine qu’il ait stressé un seul instant.

Une différence évidente entre Jude et l’enfant qu’était Yaël. Pour sa part, s’éloigner de ses parents était toujours compliqué lorsqu’elle était petite. Si elle participait aux voyages scolaires, elle ne pouvait s’empêcher de les appréhender pour tout un tas de raison.

- Tu te souviens de tes voyages scolaires, toi ? s’entend-elle demander en imitant la jeune femme et en finissant par s’installer elle aussi sur un des tabourets autour de l’ilot.

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Elles ont le même mode de fonctionnement, Izabel et Yaël. C’est peut-être ce qui contribue au succès et à la longévité de leur amitié. Elles ne laissent jamais des détails au hasard, ont à cœur de tout planifier et appréhendent toutes les situations pour que tout soit toujours le plus lisse possible. Aussi la procureure savait-elle que le repas serait intégralement préparé par son amie et qu’elle n’aurait à se soucier de rien d’autre que de l’achat d’une bouteille de vin. Certes, cela n’a pas été aisé pour Yaël de se contenter de cette simple et facile tâche ; elle a pourtant accepté le deal c’est bien pour cette raison que, ce soir, Paulina et Yaël n’ont rien d’autre à faire que de profiter de l’instant présent. Dès la salade transvasée dans un saladier et le plat enfourné, l’attention de la plus âgée est exclusivement reportée sur la plus jeune, alors que déjà elles trinquent à cette soirée et évoquent le voyage scolaire de Jude.

- Son premier voyage scolaire aussi loin et aussi long, oui. Il était déjà parti sur deux jours, mais jamais à plus de deux heures de la maison.

En réalité, et Yaël a déjà commencé à l’évoquer à demi-mot, cette situation lui fait plus bizarre à elle qu’à lui. La perspective de ce voyage rendait son fils heureux. Elle a dû se faire violence, Yaël, pour ne pas commencer à voir les choses sous un mauvais angle. Pour que ses pensées ne prennent pas la courbe descendante et qu’elle n’en vienne pas à s’imaginer que, du haut de ses huit ans, Jude ressentait déjà l’envie de prendre le large. Mais si tel était le cas, qui serait à blâmer ? Nulles autres que Daphne et elle. La policière pour ses agissements qui ont causé du tort à leur famille ; la procureure pour avoir pris la décision de quitter le domicile familial - au moins temporairement. L’air tendre qui arborait son visage en pensant à son garçon se meut insidieusement en une expression moins sereine. Yaël s’efforce tout de même de se centrer sur l’important, sur l’instant présent, pour ne pas donner de crédit à des pensées qui pourraient la faire souffrir. Elle aura suffisamment de temps devant elle une fois que Paulina sera partie pour laisser ses idées noires la malmener. Cette finalité inévitable se produira ; mais autant qu’elle se produise le plus tard possible quand elle se retrouvera seule dans le lit d’une maison vide qui n’est pas la sienne.

Yaël en profite pour s’octroyer une gorgée de vin. Il est sec ; loin des blancs liquoreux qu’elle a toujours adorés mais qui tendent de plus en plus à l’écœurer. Et puis, le choix de cette bouteille s’est fait, en premier lieu, pour satisfaire les goûts d’Izabel. Ce n’est qu’un infime exemple, mais il reflète à la perfection ce qu’est la vie de Yaël : elle s’adapte aux autres, en toutes circonstances. Si certaines fois cela lui convient - comme actuellement avec ce vin qu’elle sait apprécier - il n’en va pas toujours ainsi et c’est bien pour cela qu’elle a atterri dans ce Airbnb.

D’une oreille attentive, elle écoute Paulina lui raconter ses différents voyages scolaires. Naturellement, ses pensées s'orientent vers le choix d’enseignement dans le privé. Ce n’est pas celui qui a été fait par Daphne et Yaël. Peut-être que cela changera par la suite, ou peut-être pas. L’important ne réside pas dans la réponse à cette question, mais dans le fait de savoir comment elles géreront ces questions d’importance si elles venaient à réellement se séparer. Pour de bon.

- Je me souviens des États-Unis, c’est vrai, réagit-elle en piochant dans sa mémoire des souvenirs datant d’il y a plus de dix ans. Si je ne dis pas de bêtise, ta mère souhaitait absolument que tu lui ramènes une balle de baseball en souvenir !

Le sourire présent sur les lèvres de la brune disparaît dès l’instant où Paulina finit par qualifier les lieux de jolis. Chaque personne qui est venue ici depuis que Yaël y a posé ses affaires a eu son propre commentaire sur l’endroit. Il n’a jamais été critiqué, mais il a toujours semblé à la procureure que ces mots sonnaient un peu faux. Sans doute parce qu’ils ne résonnent pas comme la vérité à ses propres oreilles.

- C’est joli, oui… réagit-elle en laissant voyager ses yeux dans l’espace salon dans le dos de Paulina. Mais ce n’est pas chez moi

Les lèvres légèrement pincées, Yaël hausse les épaules.  Elle ne sait pas tellement ce qu’elle pourrait dire de plus, puisqu’il lui semble déjà que le plus important est dit.

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Yaël est connue pour être une personne organisée. Chaque objet détient une place qui lui est propre, rien ne traîne jamais chez elle ou au travail, et même ses listes de courses sont écrites par rayon pour une optimisation de son temps dans le magasin. Face à ce qu’elle traverse depuis de longs mois maintenant, Yaël a dû apprendre à gérer ses émotions de la même manière : en compartimentant. Si elle a, au départ, feint que tout allait bien pour ne pas laisser ses idées tristes lui miner le moral, son état de santé du début de l’année lui a très bien fait comprendre que ce n’était pas une façon de procéder. Le suivi médical dont elle fait l’objet, impliquant une séance hebdomadaire avec un psychologue, lui apprennent à procéder différemment. Toutefois, il n’est pas aisé de changer des façons de faire qui nous suivent depuis quatre décennies. Accepter ses émotions telles qu’elles se présentent à elle n’est pas encore un stade que Yaël a atteint et c’est pourquoi elle est obligée de compartimenter. Elle laisse les moments de joies avec les émotions heureuses et s’efforce de ne pas penser à ce qui la blesse pour ne pas entraver ces moments de presque bien-être. D’autant que la réalité finit toujours par la rattraper, de sorte que ses larmes ne sont jamais très loin en soirée. Alors, certes, ce n’est pas optimal. Mais il n’y a qu’ainsi qu’elle parvient à garder la tête hors de l’eau.

Aussi, malgré le léger pincement au cœur qu’elle ressent en pensant à la situation familiale bancale qu’elle offre à son fils, et à ce nouveau constat qui lui saute aux yeux alors que Paulina note que les lieux sont jolis, Yaël s’efforce de sourire. Elle chasse au loin les tristes pensées qui l’assaillent en une seconde pour les pousser au plus loin. C’est difficile, mais elle y parvient. Sans aller jusqu’à exagérer la chose – aucun sourire ne vient prendre possession de ses lippes, elle en est bien incapable de toute façon – elle réussit au moins à ne pas faire s’embrumer ses yeux.

- Tu n’as pas à être désolée.

Elle est sincère, Yaël. Tant et si bien qu’elle accompagne ses mots d’un geste rapide, alors que sa main vient doucement se glisser sur celle de la jeune femme pour la presser. L’instant d’après, une nouvelle gorgée de vin est avalée, puis la procureure retourne à son occupation principale. Elle s’affaire ainsi à sortir le couvert pour deux, précisant à Paulina qu’il est inutile qu’elle bouge, puis dispose le tout sur la table de la salle à manger non loin de leur emplacement initial.

- Ce n’est pas facile mais c’est pour le mieux, explique-t-elle entre deux trois allées et venues, puisqu’elle n’arrive jamais mieux à en parler qu’en occupant également son esprit par une autre tâche. Daphne et moi traversons une passe difficile, la confiance s’est étiolée, et ce temps loin l’une de l’autre est nécessaire.

Elle n’a aucune idée de la manière dont Paulina interprètera ses explications. Sont-elles à ce point éloquentes pour penser que l’infidélité s’est invitée dans leur mariage ? Pour une fois, Yaël ne s’en préoccupe guère. Sans doute les quelques gorgées de vin n’y sont-elles pas pour rien, alors que deux facteurs tendent à la désinhiber plus rapidement qu’à l’accoutumée : les anxiolytiques qu’elle prend chaque jour pour faire face à cette situation ainsi que sa tendance qu’elle a à picorer plus qu’à véritablement manger.

- Ne t’en fais pas pour moi, assure-t-elle à Paulina en croisant son regard, alors que le couvert est désormais installé et qu'elle entame un nouvel aller-retour pour mettre la salade au centre de la table. Nous passons à table ? propose-t-elle, espérant ainsi changer de sujet de conversation.

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Elle savait que le sujet finirait par arriver dans leur conversation, Yaël. Il est inévitable. En décidant de ne pas rentrer chez elle après sa brève hospitalisation du début de l’année, et en préférant jeter son dévolu sur une location, l’attitude de la procureure allait nécessairement engendrer des questions. Si Elijah, Megan, les meilleurs amis de Yaël et la fratrie de Daphne sont au courant de l’incartade de cette dernière, certains de leurs proches ne sont pas encore dans cette confidence. Les parents Saunders, notamment, ignorent encore ce qui sépare leur fille de leur belle-fille.  Sans doute est-ce pour cela qu’ils s’évertuent, par toutes les façons, de les faire se rabibocher. Yaël ignore quelle sera l’issue de toute cette situation ; évidemment, être loin de son épouse, de leur plus jeune fils et du domicile familial lui pèse. Elle sait cependant que c’est un mal nécessaire si elle veut retrouver un semblant de normalité dans sa vie et dans son couple. À trop vouloir tirer sur la corde ces derniers mois, son cœur s’en est littéralement brisé et sa santé en a pâti. Malgré tout, elle essaie de se montrer optimiste en songeant au futur. À vrai dire, elle n'a pas encore atteint le stade où elle accepte pleinement ce qui lui arrive et est très loin d’envisager une séparation définitive avec celle qui partage sa vie depuis dix-sept ans maintenant. C’est pourquoi un fin sourire passe sur ses lèvres lorsqu’elle assure à son invité du soir qu’elle n’a pas à être désolée. En réalité, ce serait plutôt à Yaël de se montrer désolée d’avoir eu l’insolence de la reprendre sur cette expression « chez toi ». Cela montre une nouvelle fois le mal-être qui habite la procureure et qui tend à faire changer son attitude. Dans des circonstances normales, jamais elle ne se serait permis une telle remarque, elle qui est toujours dans la bienveillance et qui n’aspire à rien d’autre qu’à la paix et à l’apaisement.

Finalement, ce chapitre se referme presque aussitôt qui ne s’est ouvert et les deux femmes passent à table. Alors que Paulina se saisit des ustensiles pour faire le service, Yaël ne peut faire autrement que de s’interposer, une nouvelle fois. Son appétit est loin d’être son meilleur allié ces temps-ci. Les repas sautés sont nombreux et son estomac est si souvent noué que le simple fait d’avaler des bouchées nécessitent un véritable effort de sa part.

- Merci, ça ira, interrompt-elle Paulina dans son service pour n’avoir que des petites portions.

Ainsi son appétit de moineau sera-t-il moins visible. Elle s’empresse d’ailleurs de tendre l’assiette de son invitée pour ne pas s’épancher sur ce sujet et, par chance, Paulina enchaîne avec le travail.

- Je suis actuellement sur un intéressant dossier de fraude fiscale. Père et fils se renvoient tous deux la faute. Le fils indique que le père aurait ouvert un compte offshore à son nom, ce que ce dernier nie en bloc en indiquant que son fils est plus futé que lui pour faire cela. La culpabilité n'est établie à l'égard d'aucun d'entre eux, pour l'instant. Nous verrons ce que l’enquête nous apprendra, explique-t-elle en commençant à manger. Et dans deux semaines commencera le procès d’un ancien président d’une société de travaux publics qui aurait détourné plus de deux milliards, tant en numéraire qu’en avantages en nature de toutes sortes. Appartements, vacances, voitures… Tout passait sur le compte de la société et personne n’a rien vu pendant plus de quatre ans.

L’avantage, c’est que Yaël sait qu’elle parle le même langage que Paulina. Elle ne craint pas de l’embêter avec le récit des affaires qu’elle suit, ni de la perdre au gré de ses explications. Tout au contraire, elle ne doute pas que la fille de son amie saisie tout de ce qui lui est dit et qu’elle se forge elle-même ses propres opinions sur les histoires qui lui sont brièvement racontées.

- Et de ton côté, comment est-ce que ça se passe ? Au travail, dans ta vie personnelle ? finit-elle par demander en picorant tant bien que mal dans son assiette.

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Deux salles, deux ambiances. L’expression ne tombe jamais aussi bien que lorsque le travail de Yaël est évoqué. La richesse de son métier, et de la section à laquelle elle est affectée, tient sans nul doute à la disparité d’affaires qui lui est donnée de traiter. Aucune ne se ressemble et, même lorsque des thématiques similaires sont questionnées, les tenants et aboutissants ne sont jamais semblables. Yaël se souvient pourtant des doutes qui l’ont assaillie lorsqu’elle a demandé son transfert aux affaires générales. Elle craignait que la criminalité en col blanc et les cyber-infractions la lassent. Or, il n’en a rien été. Les infractions financières sont devenues son cheval de bataille et elle a vu, au cours de la dernière décennie, le nombre d’infractions commises en ligne se multiplier pour atteindre chaque année de nouveaux tristes records. Les regrets n’ont jamais fait partie de l’équation, quand bien son affectation à ce service a résulté d’une des nombreuses concessions qui marquent sa vie. Si elle n’avait pas fréquenté Daphne, elle aurait probablement tout fait pour rester au bureau des homicides et violences. En revanche, par crainte que sa vie privée n’interfère dans les dossiers que son épouse et elles traitaient toutes les deux, Yaël a préféré demander son transfert dans un autre service. S’interdisant de remonter aussi loin dans ses souvenirs, et ne voulant aujourd’hui jeter le discrédit sur les choix parfaitement assumés qui ont été les siens, la procureure préfère se concentrer sur les dossiers qu’elle raconte à Paulina.

- Il semble toujours inconcevable que des parents trahissent à ce point la confiance de leurs enfants et se servent d’eux mais… Je pense que le père ment et qu’il s’est bel et bien servi de son fils pour s’exonérer de toute responsabilité dans l’hypothèse où il se ferait prendre.

Sa fourchette parcoure les aliments dans son assiette. Ses pensées divaguent vers son travail et l’empêchent, pendant quelques minutes, de penser aux tracas qui sont les siens. Même si sa famille vole en éclat, elle sait que ses membres sont suffisamment soudés pour que jamais aucun coup aussi violent ne soit porté à l’un d’eux. C’est cette vision-là, qu’une famille reste une famille coûte que coûte, qu’elle devra prêcher auprès de ses enfants si son mariage ne se redresse pas.

Un hochement de tête plus tard à propos du détournement de fonds qu’elle vient d’évoquer, et voilà que la plus âgée reporte la conversation sur ce qu’il se passe dans la vie de la plus jeune. Il lui semble lire de la préoccupation sur son visage, peut-être un brin de déception aussi, mais Paulina préfère balayer rapidement le sujet de sa vie privée pour se concentrer sur la professionnelle. Du grand classique. Il serait malvenu de Yaël qu’elle fasse la moindre réflexion à ce sujet.

- J’imagine que cela doit vous demander un investissement de tous les instants, note-t-elle à haute voix en reportant son attention sur la jeune femme. Tu arrives quand même à trouver du temps pour toi ? Travailler autant et devoir composer avec une telle pression peut faire plus de dégât que nous le pensons, crois moi… se permet-elle d’ajouter entre deux bouchées, alors qu’elle parle bien évidemment en connaissance de cause.