@Iris Almeida & @Bianca Almeida

De ses mains libres, Bianca frotte ses yeux puis échappe un bâillement. Cela fait désormais trois heures que le stand est monté face à elle et, pour l’instant, on ne peut pas dire que les ventes soient concluantes. À l’exception d’une vieille lampe de chevet, d’un service de tasses à café en porcelaine et de quelques habits, tous les articles en vente sont restés à même place. Même les jouets pour enfants, conséquence d’un tri dans les affaires de Tomas, n’ont pas encore trouvés preneurs malgré leur très bon état. Est-ce le lot commun de toute brocante ou sont-ce spécifiquement les articles vendus par les Almeida qui ne font pas vibrer le cœur des visiteurs ?

- Il est encore tôt, Bianca. En début de matinée, ce sont essentiellement les antiquaires et les passionnés qui se déplacent. Les familles commencent à arriver en milieu de matinée, tiens-toi prête.

Elle n’est pas convaincue par les propos de sa mère, Bianca. Pourtant, elle lui offre un sourire sincère en réponse. En réalité, la nature de l’activité qu’elle partage avec Isabella lui importe peu tant qu’il leur est donné la chance de passer un moment ensemble. Et puis, Tomas, lui, semble s’amuser. Il n’hésite pas à bavarder avec les quelques passants qui s’arrêtent à leur emplacement et à leur vanter le mérite d’articles qu’il n’a jamais utilisés, comme cette vieille râpe à légumes qui vient de lui rapporter deux dollars.

- Ils sont pour toi, lui indique Isabella en veillant à ce que son petit-fils mette les pièces dans sa poche. Je me demande bien de qui il tient son talent pour le commerce.

Le regard d’Isabella est lourd de sens et Bianca comprend très bien où elle veut en venir. Si la biologiste a toujours tenu à garder secrète l’identité du père de Tomas, force est de constater que sa mère a toujours eu son idée sur la question. Pour elle, il ne fait aucun doute que Keith est le père de Tomas. Elle ne comprend seulement pas pourquoi les deux adultes n’ont toujours pas décidé de révéler cette vérité au principal intéressé, quoi qu’elle s’imagine que son ancien gendre n’ait jamais voulu les responsabilités associées à la paternité.

Comment lui dire qu’elle se trompe ? Au départ, lorsque Tomas n’était encore qu’un nouveau-né, Bianca a essayé de faire comprendre à sa mère que ses croyances étaient fausses. Puis, elle a fini par abandonner. Non seulement parce qu’Isabella n’entendait jamais ce que sa fille lui disait, mais aussi parce qu’il était finalement plus facile qu’elle pense cela.  

- Granny, je peux aller m’acheter une brioche ? demande Tomas.

Il n’en faut pas davantage pour qu’Isabella dise oui à son petit-fils. Lui a-t-elle seulement dit non un jour ? Elle s’assure tout de même que cela ne dérange pas Bianca, qui n’émet aucune réserve.

- Si vous pouvez m’en ramener une et que vous trouvez du thé au passage, je ne suis pas contre.

Quelques minutes plus tard, grand-mère et petit-fils quittent le stand pour rejoindre l’entrée de la brocante où un couple d’habitués vend chaque dimanche les viennoiseries qu’ils se sont échinés à préparer la veille. Bianca, désormais seule, reprend place sur le fauteuil de camping et ouvre son livre pour s’évader dans la taïga merveilleusement décrite par Andreï Makine. Ce n’est pas souvent qu’on la croise avec un roman entre les mains mais celui-ci a au moins l’avantage de combler sa solitude et son ennui.

La voix qu’elle entend lui est familière et il lui faut quelques secondes pour relever les yeux sur celle qui la salue. Bianca a bien reconnu la voix de sa sœur et s’est donc autorisée le droit de terminer sa phrase avant de lui dévouer toute son attention.

- Salut, s’adresse-t-elle à elle en retour en glissant un morceau de papier dans son livre pour marquer la page. Je ne pensais pas que tu viendrais.

Le petit coup d’œil à la montre accrochée à son poignet gauche expose plus amplement son point de vue. En arrivant aussi tard, Iris s’est épargné le plus dur, à savoir l’installation du stand et le réveil très matinal. Qu’importe. Bianca finit par se lever de son fauteuil pour accueillir plus poliment sa sœur.

- Maman et Tomas sont partis chercher le petit-déjeuner, indique-t-elle. Tu as des choses à vendre ? poursuit-elle, déjà prête à réagencer le stand pour permettre aux éventuelles affaires d’Iris d’être exposées.

Spoiler:

@Bianca Almeida

Qu'on se le dise, passer son dimanche à la brocante du quartier n'enchante guère Iris. A ses yeux, ce genre d'événement a toujours été d'un ennui mortel. Qui peut aimer passer des heures assis sur une chaise inconfortable, à attendre que quelqu'un daigne accorder de l'attention à des objets dont même vous, vous ne voulez plus ? Qui peut aimer déambuler au milieu des vieilleries qui, la plupart du temps, traînent avec elle l'odeur de renfermé si caractéristique du grenier ? Non, vraiment, Iris ne comprend pas. Et pourtant, c'est bien dans ces allées qu'elle circule. Elle cherche les Almeida, après avoir promis à sa mère qu'elle passerait. Sans doute Isabella pensait-elle la voir arrivée plus tôt, comme Bianca. Mais il n'est même pas venu à l'esprit d'Iris qu'elle pouvait donner un coup de main, arriver assez tôt pour installer le stand.

Elle est encore à quelques mètres quand elle découvre la silhouette de sa sœur. Sa mère n'est pas là, Tomas non plus. Ils ne sont sans doute pas loin. Assurer la gestion du stand seule toute la matinée, ça ne ressemble pas vraiment à Bianca non plus. Du moins, à la Bianca qu'elle connaît. Celle d'aujourd'hui, Iris la connait moins, la comprend moins. Son aînée est entourée d'une part de mystère depuis que la comédienne a rendu visite à son ex et que celui-ci s'attendait justement à voir la plus âgée. Si elle a cru à son excuse sur l'instant, force est de constater que toute la chronologie ne colle pas - un constat qu'a permis Bianca en personne, lorsqu'elle a assuré que la blessure de Matthew remontait à l'année précédente. Iris sait que quelque chose lui échappe, sans savoir quoi. Mais si Bianca est seule, peut-être est-ce le moment d'en découvrir davantage. Avec cette idée derrière la tête, la grande blonde s'approche du stand.

- Hello, hello, salue-t-elle sa sœur, presque l'air de rien.

Il faut quelques secondes pour que la brune quitte son livre des yeux - voilà un autre fait étonnant, Iris a toujours été persuadée que sa sœur voyait la littérature comme une perte de temps - et salue à son tour la plus jeune, non sans faire savoir qu'on l'attendait plus tôt. Celle-ci préfère ne pas réagir. Si on lui demande, elle pourra toujours prétendre avoir fini son service tard la vieille. Personne ne lui en voudra d'avoir voulu se reposer, même si en réalité, elle était de retour chez elle pour le dîner. Pour l'heure, Iris ne relève pas, peu désireuse de se disputer avec sa sœur alors qu'elle aimerait pouvoir interroger cette dernière sur des détails bien plus importants.

- Mh non, réplique-t-elle lorsque Bianca lui demande si elle a des choses à vendre. Je n'ai pas vraiment eu le temps de faire du tri dans mes affaires.

En vérité, ce temps, elle ne l'a pas pris. Elle aurait pu le faire la vieille. Mais entre s'installer dans le canapé pour regarder la dernière série à succès made in Netflix ou ranger ses affaires, le choix n'a pas été compliqué à faire. Ses bibelots et ses vieilles fringues resteront donc un peu plus longtemps dans les placards, contrairement aux propriétés de Bianca qui trônent sur la table. Iris leur jette un œil, s'attarde sur une paire de chaussures pour enfant.

- Je peux pas croire que les pieds de Tomas soient rentrés là-dedans un jour, s'amuse celle qui, de toute évidence, n'était pas là à l'époque où lesdites chaussures étaient portées.

@Iris Almeida & @Bianca Almeida

La littérature n’a jamais été une passion pour Bianca. Elle n’est, en réalité, même pas l’un de ses passe-temps. Les romans qu’elle a lu au cours de la dernière décennie - les livres pour enfant n’étant pas inclus dans l’équation - se comptent probablement sur les doigts d’une main. Aussi, il est pour le moins étonnant de la trouver en compagnie d’un livre, mais plutôt normal de la voir s’en débarrasser, serait-ce pour troquer cette compagnie solitaire par celle de sa sœur.

Plus que de marquer le désintérêt de Bianca pour la lecture, ce geste est en réalité révélateur de l’amélioration de la relation des deux sœurs Almeida. Deux ans plus tôt, la biologiste aurait préféré s’enfermer dans une histoire fictive dont elle ne raffole pas, plutôt que de devoir faire face Iris. Sans aller jusqu’à dire que les sœurs ont renoué avec une vraie complicité, leur relation s’est pour le moins apaisée et il leur est désormais possible de passer du temps ensemble sans que l’une ait constamment envie d’écharper l’autre. Certes, certaines remarques piquantes restent de la partie, comme le sous-entendu équivoque de Bianca sur l’arrivée tardive d’Iris. Toutefois, contrairement à son attitude lorsqu’Iris est revenue en Australie, la biologiste ne se sent pas d’humeur à lancer plus en avant les hostilités.

- Mh ok, se contente-t-elle de répondre en empruntant le même ton que la plus jeune.

Qu’importe, à vrai dire, si elle n’a rien à vendre. L’important réside dans le fait qu’elle soit enfin là et qu’elle puisse relayer Bianca. Contrairement à sa sœur, la biologiste aime l’idée qu’elle pourra dénicher un ou deux petits trésors dans les affaires des autres brocanteurs. Adepte des objets – et notamment des vêtements – de seconde vie, elle ne doute pas que certains articles sauront faire son bonheur. Ce bonheur ne sera que décuplé si elle finit par apprendre des vendeurs que la destination des objets sur lesquels elle a jeté son dévolue aurait été la déchetterie s’ils n’avaient pas trouvés preneurs.

S'apprêtant déjà à profiter de l'arrivée d'Iris pour aller faire son propre tour, elle range son téléphone portable et sa gourde dans son tote bag sans remarquer que, de son côté, sa sœur farfouille dans leur stand. Ce n'est que lorsque la voix de cette dernière se fait à nouveau entendre que Bianca relève le regard vers elle. Un sourire nostalgique prend immédiatement possession de ses lèvres alors que ses yeux s'attardent sur d'anciennes chaussures de Tomas. Leur petite taille la renvoie irrémédiablement à une époque lointaine, lorsque son fils n'était qu'un tout jeune enfant. Une époque révolue qu'Iris n'a jamais connue.

- Et pourtant c'est bien le cas, lâche-t-elle en abandonnant son sac en tissu sur son fauteuil pour rejoindre sa sœur. C'est vrai que tu ne l'as pas connu quand ses pieds étaient aussi petits.

Ça pourrait sonner comme un reproche. Peut-être en est-ce même un. Bianca n'en sait trop rien. Elle a seulement conscience que son ton n'est pas aussi tranchant qu'il ne l'aurait été par le passé. En réalité, une part d'elle regrette que sa sœur n'ait pas été là durant les premières années de la vie de Tomas. Ce constat est d'autant plus difficile à accepter aujourd'hui, alors que le petit garçon est le fan numéro un de sa tante.

- Peut-être qu'un jour ce sera à toi d'acheter des chaussures en taille 20 ton enfant, laisse-t-elle échapper sans même se rendre compte du sujet qu'elle évoque et qui est bien trop personnel pour la relation qui est la leur.

@Bianca Almeida

La remarque ne sonne pas tout à fait comme Iris l'aurait imaginée. Deux ans plus tôt, Bianca aura sans nul doute adopté un ton plus sec, emprunt de reproches. A croire que le pardon est passé par là. Ou peut-être pas, la comédienne ignore si sa sœur lui a pardonné ses années d'absence ou si des envies pacifistes la poussent simplement à préserver les relations apaisées qu'elles ont dû mal à reconstruire à son retour. Toujours est-il qu'Iris décide de choisir cette voie, elle aussi. Elle ne relève donc pas, se contente d'afficher un petit sourire et d'imaginer, la main sur les chaussures, les petits pieds de Tomas sur la base des quelques photos qu'Isabella lui avait envoyé à l'époque.

Son petit sourire ne tarde toutefois pas à être remplacé par une grimace tandis qu'elle relâche la pression exercée sur la paire jusqu'à complètement la lâcher. Les enfants n'ont jamais vraiment été un objectif de vie pour elle. Elle sait que Matthew y aurait pensé avant elle, à l'époque. Après tout, ne lui a-t-il pas dit qu'il songeait à lui demander de vivre avec lui au moment où elle ne songeait qu'à partir ? Cela aurait été dans l'ordre logique des choses, quand on suit les traditions. Emménager, se marier, faire des enfants. Un rêve basique aux yeux d'Iris qu'elle n'a jamais partagée, elle qui rêve de grandeur.

- Je ne pense pas, répond-elle. Tu ne me voyais déjà pas adopter un chien l'année dernière alors, un enfant ?!, rappelle-t-elle sans reproche, malgré la vexation ressentie à l'époque.

Elle n'a pas le sentiment d'avoir la fibre maternelle, de toute façon. Les enfants finissent par l'ennuyer lorsqu'ils sont trop petits et elle les trouve parfois lourds lorsqu'ils sont plus grands. Sans parler de tous les désagréments auquel elle songe dès lors qu'on lui parle de maternité. Iris déteste l'idée que son corps change, qu'il se déforme, tout comme elle déteste l'idée d'entraver sa liberté par la présence d'un petit être entièrement dépendant d'elle. Non, vraiment, pour le bien-être de tout le monde, il est préférable qu'elle s'en tienne à son rôle de tante.

- Et puis, franchement, je vois pas trop avec qui je le ferai, cet enfant. Même si tu as prouvé qu'on n'avait pas besoin d'homme dans l'équation.

Un mystère qui demeure entier mais auquel Iris ne songe pas tout de suite. Mentionner un père lui rappelle le sien et pendant un instant, elle se tait. Il lui manque indéniablement et pas une seule journée ne se passe sans qu'elle ne pense à Henrique. Elle donnerait tout, la comédienne, pour un instant de plus avec son paternel. Peut-être qu'il y a une part d'elle qui ne comprend pas que Bianca n'ait pas souhaité que son propre fils puisse bénéficier de la présence d'un père comme elles ont toutes les deux profiter du leur. Mais Iris voit en sa sœur la personne la plus raisonnable, et sûrement la plus sage aussi, de son entourage. Alors si le père de Tomas ne fait pas partie de l'équation aujourd'hui, c'est sans aucun doute pour une très bonne raison.

@Iris Almeida & @Bianca Almeida

L’élan de nostalgie qui gagne Bianca en se souvenant à quel point les pieds de Tomas ont pu être petits se mélange avec une spontanéité qu’elle regrette instantanément. Pourquoi vient-elle de sous-entendre qu’Iris pourrait possiblement acheter elle-même des chaussures similaires pour son propre enfant ? La relation qu’elle entretient avec sa sœur n’a jamais été aussi intime que cela ; elles n’ont jamais parlé de leurs histoires de cœur, ne se sont jamais conté leurs secrets les plus personnels, et n’ont jamais évoqué ensemble la question de la maternité. En réalité, Bianca ignore jusqu’au fait de savoir si sa sœur voudrait un jour être mère. Elle vient peut-être de mettre le doigt sur une plaie sans même le savoir et c’est bien une sensation de malaise qui la gagne instantanément. Un malaise d’autant plus grand qu’il renvoie à la propre qualité de mère de Bianca et, nécessairement, à l’identité du père de Tomas qu’elle continue de cacher.

Par chance, Iris ne s’offusque pas de cette question. Elle n’y prête pas une plus grande attention que si elles évoquaient un sujet lambda et tourne même la situation à la dérision en rappelant à sa sœur qu’elle ne la voyait pas adopter un chien l’année dernière. Il n’en faut pas davantage pour que la gêne de Bianca se dissipe alors qu’elle se remémore ses prises de bec avec Iris à ce propos. Elle l’avait traitée d’inconstante et lui avait fait savoir à quel point cela était idiot de penser qu’elle était capable d’adopter un animal. Depuis, la vision des choses a changé. Bianca commence à prendre conscience que le retour d’Iris à Brisbane est plus sérieux que ce qu’elle croyait. Si elle devait à nouveau se positionner sur le sujet de l’adoption d’un animal par sa sœur, la biologiste ne serait peut-être pas aussi ferme.

- Ce n’est pas faux… réagit-elle tout d’abord.

Puis, sa sœur poursuit. Elle ne voit pas trop avec qui elle le ferait, cet enfant. Autrement dit, elle n’a pas de relation suffisamment sérieuse dans sa vie actuellement pour projeter une vie de famille et imaginer l’arriver d’un enfant. C’est à tout le moins l’image qui se profile dans l’esprit de la biologiste, avant que celle-ci ne se fasse fracasser par la dernière réplique d’Iris. Tu as prouvé qu’on n’avait pas besoin d’homme dans l’équation. Il n’en faut pas davantage pour que la respiration de Bianca s’interrompt. Comme si chaque prise d’air revenait à s’exposer au risque de dévoiler son secret. Le malaise, la culpabilité et la honte viennent de la saisir en un instant et Bianca craint que toutes ces émotions ne se lisent sur son visage. Par chance, Iris n’a jamais su lire en elle comme dans un livre ouvert et elle est reine dans le contrôle de ce qu’elle ressent. Elle s’efforce donc de remettre en marche sa mécanique en se décalant vers l’autre extrémité du stand pour y remettre de l’ordre, alors que ses épaules se lèvent brièvement, comme si elles évoquaient un sujet parmi tant d’autres.

- Exact.

C’est tout ce qu’elle se contente de répondre, Bianca. Elle ne peut pas s’engager plus en avant dans cette discussion. Il faut d’ailleurs qu’elle la détourne de la question principale, quitte à rester sur un sujet périlleux mais qui le sera tout de même moins que l’identité du père de Tomas.

- J’en déduis donc que tu n’as personne à nous présenter.

En principe, orienter la discussion sur Iris marche à tous les coups. Elle devrait se mettre à parler d’elle et Bianca devrait s’en tirer sans trop de séquelles, sinon celles de son cœur qui bat toujours irrégulièrement et de la faiblesse qu’elle ressent dans ses jambes depuis qu’Iris a mentionné qu’elle n’avait pas eu besoin d’homme pour devenir mère.