Les derniers mois ont été compliqués. Oh, bien entendu, t’as eu des périodes bien plus difficiles que ça dans ta vie. De très loin. Mais récemment, ton moral n’a cessé de faire le yo-yo. Si tu dois identifier un point de départ à tout ça, tu dirais que ça remonte à septembre dernier. L’échange téléphonique avec Daphne, durant lequel elle t'a annoncé qu’elle ne voulait plus te voir. C’est idiot, sans doute, vous veniez tout juste de vous rencontrer, vous aviez déjà déterminé que vous ne vouliez rien de sérieux, l’une comme l’autre, mais le fait qu’elle décide si rapidement de tout arrêter, ça t’as entraîné dans une spirale de questionnement, de remise en cause, de doute. Pourtant, ça n’aurait pas dû, mais sûrement que ça n’a été que la goutte d’eau de trop, révélant un mal-être sous-jacent dont tu ignorais jusque-là l'existence.

Puis, dans les mois qui ont suivi, t’as perdu ton énergie, ta motivation, ton envie de tout. Tu vivais un peu mécaniquement, en pilote automatique, sans entrain, sans plaisir. Tu allais bosser, tu répétais à la maison, par nécessité, et le reste du temps, tu errais. T’avais un peu l’impression d’être un fantôme. Et pour passer le temps, tu buvais. Plus que d’habitude. Et définitivement trop. Par chance, t’as un entourage attentif, dont particulièrement Leon, en l’occurrence, qui t’as fait réaliser que cette habitude était en train de devenir dangereuse, malsaine, et qu’il fallait que tu te reprennes avant que ça ne devienne un véritable problème. Le fait que cette constatation vienne de lui, spécifiquement, l’a rendu encore plus percutante que le brun sait très bien de quoi il parle en la matière.

Ça n’a pas été évident, mais t’as réussi à ralentir. Un peu. Puis le destin a décidé de te donner un coup de pouce. A peine un mois après, t’as réussi à te faire renverser par une voiture. En essayant d’éviter ce même sort à quelqu’un d’autre. Résultat : plusieurs côtes cassées, un bras en deux morceaux, et un genou en vrac. Plusieurs semaines d’arrêt de travail - et donc, d’ennui profond, d’autant que tout déplacement était compliqué, et une bonne quantité d’anti-douleur, ce qui par conséquent t’as forcé à arrêter totalement l’alcool - il paraît que les deux ensemble, ça ne fait pas bon ménage.

Ça ne fait pas si longtemps que ça que t’as retrouvé l’usage normal de tous tes membres, et que t’as pu reprendre le boulot. Moralement, ça va un peu mieux, mais t’as connu mieux. Au moins, t’as retrouvé un peu l’envie de sortir - en plus de la capacité physique de le faire seule, et juste d’aller te balader dans les rues de la ville, ça te fait un bien fou. Profitant du fait qu’il ne fait pas excessivement chaud - hiver oblige - tu décides de te rendre au centre ville, faire quelques emplettes, notamment de la nourriture pour ta tortue. Mais, alors que tu parcours les allées de la boutique animalière, tu crois remarquer une silhouette vaguement familière. Une silhouette, et une crinière flamboyante. “Daphne ?”  La femme se retourne, et bien entendu, c’est elle. Quelles étaient les chances ? La ville est grande, et peuplée, tu ne pensais pas la recroiser un jour. Et pourtant. “Bonjour.”

Tu te sens un peu comme un lapin pris dans les phares d’une voiture, totalement prise au dépourvu par cette rencontre des plus inattendues. Ton esprit ne peut s’empêcher de repenser à la dernière fois que vous vous êtes vues, à quel point tout semblait facile, naturel, presque. Et de comparer à l’instant présent, où l’une comme l’autre, vous semblez un peu mal à l’aise, ne sachant pas bien quoi dire, comment réagir. Alors ce sont d’abord des banalités, qui passent la barrière de vos lèvres. “Je … j’y viens pas très souvent, y’en a un plus près de chez moi mais … j’avais besoin de marcher un peu, je crois.” De prendre l’air, de te changer les idées, de ne pas penser à tes soucis. On peut dire que là, le destin à décidé de se jouer de toi. Même si …

T’as renoncé depuis longtemps à l’idée d’avoir une quelconque explication à ce qui c’est passé. Et pourtant, de la voir, là, devant toi, tu te dis que peut-être, enfin, tu vas pouvoir mettre ça définitivement derrière toi. Parce que malgré toute ta volonté, c’est quelque chose qui te travaille encore un peu, parfois. M’enfin, ce n’est guère l’endroit pour entamer ce genre de conversation. “Ça … ça peut aller. Et toi ?” A première vue, elle à l’air bien. Mieux, peut-être, que lorsque vous vous êtes connues. Plus apaisée, sans doute, malgré la situation des plus étranges.

“Excuse-moi, je m’attendais vraiment pas à tomber sur toi, c’est …” Étrange ? Etonnant ? Embarrassant ? Gênant ? Intriguant ? Tu ne sais pas trop, à vrai dire. “Je sais pas trop quoi dire.” Ton cœur bat un peu vite à ton goût, et tu ne sais si c’est dû à l’étrangeté de la rencontre, ou simplement au fait de la revoir. T’as pensé à elle longtemps, après ce fatidique appel, bien plus longtemps que tu n’es prête à l’admettre. Parfois, en imaginant que rien ne s’est arrêté, en repensant aux doux moments passés ensemble. Parfois, en repensant aux quelques fois que vous vous êtes vu, essayant de te refaire chaque échange, chaque interaction pour comprendre. En vain, toujours.

Pourquoi t’as décidé de venir jusqu’ici ? T’aurais pu aller juste à l’animalerie la plus proche de chez toi, et aller te promener ailleurs, loin de la ville, loin de pouvoir croiser qui que ce soit. Et surtout Daphne. Mais t’es là. En face d’elle. Et t’es à court de mots. Elle aussi, semble-t-il, et les amabilités s’échangent sans trop d’enthousiasme, bien qu’avec un intérêt à priori non feint. Les réponses sont concises, au début, les hésitations sont marquées, entre chaque phrase. Elle note la lassitude qui se lit dans ses traits, et tu crois entendre une pointe de sollicitude qui t'étonne un peu.

Tu ne t’étales pas trop dans ta réponse. Peut-être en parleras tu si elle le demande, mais tu ne veux pas l’assommer en racontant ta vie, une vie qui n’a rien de passionnant. “Ouais … les derniers mois ont été un peu compliqués, disons.” Pour le coup, c’est surtout la convalescence qui t’as marquée. T’as eu un temps infini pour te reposer, mais au final, entre l’épuisement de ton corps qui a dû consommer beaucoup d’énergie pour tout réparer, et l’ennui qui, toi, tend à te rendre folle. Par conséquent, t’as passé plus de temps à ruminer qu’à véritablement prendre du repos, et maintenant que tu reprends une vie normale, tu sens le manque d’activité qui s’est insinué dans tous tes membres. Tout ceci, ajouté au fait que t’as senti tout le sang quitter ton visage en la voyant, accentuant ta pâleur naturelle, t’es pas surprise d’avoir l’air fatiguée.

Elle, en revanche, a l’air bien. Comme une espèce d’éclat dans le teint, mais tu ne n’oses pas trop le relever. Par peur, peut-être, que son éventuel bonheur vienne contraster avec le vide de ta vie. Tu hésites un instant sur la marche à suivre. Lui demander des explications ? La saluer et partir ? Il n’y a pas vraiment de bonne solution, n’est-ce pas ? Mais la rousse t’épargne de devoir faire ce choix. Elle commence par s’excuser, avant de te proposer d’en parler. Tu te demandes, l’espace d’une seconde, si c’est une bonne idée. Remuer encore ces souvenirs. Mais t’as trop besoin de savoir, de comprendre. T’as l’impression que t’arrives plus à avancer, depuis, et t’en peux plus.

“Je crois que j’aimerais ça, oui. J’pense que j’en ai besoin.” Understatement of the year. Mais tu veux pas non plus avoir l’air désespérée. “On pourrait aller boire un verre, peut-être ? Ou aller se poser sur un banc quelque part ? J’ai pas très envie de faire ça au milieu d’un magasin.” Et quelque chose te dit que t’auras peut-être besoin d’un petit remontant, ou au moins d’air frais. “Y’a un café tout près, si t’as le temps ?” Toi, t’as que ça à faire. Mais peut-être a-t-elle plus urgent, plus important.

Daphne n’hésite pas lorsque tu proposes d’aller prendre un verre, et un sourire timide - de soulagement, surtout - naît sur tes lèvres. T’es soulagée qu’elle accepte de faire ça maintenant. Une forme d’appréhension se mêle tout de même à tout ça. Tu te demandes ce qu’elle va bien pouvoir te dire, et surtout comment tu vas le recevoir. Tu la suis vers les caisses, payant la nourriture de Bureaucratie avant de la ranger dans ton sac et de la suivre vers le café. Assises en terrasse, tu n’hésites qu’une seconde avant de prendre une cigarette du paquet qu’elle te propose. Ça fait plusieurs années que t’es passée à la vapoteuse, mais là, t’as besoin de plus - et c’est pas une clope qui va te tuer. Le serveur vient, et tu prends quelques instants à te décider. La tentation de prendre un whisky, ou quelque chose du genre, est forte, mais tu finis par quelque chose de moins costaud, bien que toujours un peu alcoolisé : une bière. Blonde.

Puis vos regards se croisent, et la policière se lance. Tu ne peux le cacher, t’es surprise. Et ça doit se lire sur ton visage. Mais tu la laisses poursuivre, sans l’interrompre, sirotant ta bière une fois celle-ci arrivée, déglutissant parfois un peu difficilement à mesure que tu comprends les choses. Que tu réalises que tout ce qui t'a tracassé ces derniers mois, c’était pour rien. Les fêlures dans la voix de ton ancienne amante ne font rien pour apaiser ton cœur qui rate, de temps en temps, un battement ou deux. Puis elle achève sur des excuses, et tu te sens presque mal pour elle.

“Oh …” Tu t’attendais pas vraiment à ça. T’aurais peut-être dû, pourtant, c’est une explication logique, et pas si rare, t’aurais pu t’en douter. Mais ça ne t’es même pas vraiment passé par la tête, tant tu étais focus sur tout le questionnements que ça a engendré chez toi, obnubilée au point que t’as jamais réussi à envisager que ce n’était pas toi le problème - chose que pourtant, elle t’as dit lors de votre ultime conversation. “Ça explique beaucoup de choses.” La brutalité de la fin, mais aussi certaines hésitations, réticences que parfois t’as pu remarquer chez la rousse, notamment. Tu marques une pause, le temps de tirer un peu sur ta cigarette, et de remettre tes idées en ordres.

“Je comprends mieux pourquoi … pourquoi t’as tout arrêté mais …” Tu t’arrêtes encore un court instant, cherchant tes mots. Tu ne veux pas te montrer trop accusatrice, ou vindicative - tu ne l’es pas du tout, en vrai, mais t’es pas la meilleure quand il s’agit de trouver les bonnes formulations. “Je crois que j’aurais préféré que tu me dises pourquoi.” Qu’elle soit franche et honnête directement. Si elle te l’avait dit en te rencontrant, sans doute qu’il ne se serait rien passé, et tu peux comprendre qu’elle ait voulu cacher ça, si elle avait besoin de vivre autre chose. Mais au moins qu’elle te le dise à la fin. “Tu sais, après ce jour là, j’me suis posée tellement de questions, j’me suis demandé ce que j’avais fait, si y avait un problème avec moi, enfin tu vois le genre …”

Tu baisses le regard, un peu honteuse. “C’est pas vraiment de ta faute, c’est moi aussi, j’crois que je me suis un peu trop attachée. J’sais qu’on avait dit que c’était rien de sérieux, et j’le pensais vraiment, mais ça s’est fait malgré moi.” Et tu t’en veux un peu de t’être laissée avoir comme ça par ton propre cerveau, alors que tu savais dès le début quelles étaient les conditions. “Je t’en veux pas vraiment, en vrai, c’est juste que … ça a été compliqué pour moi, après. Pas que pour ça, hein, mais ça a joué, j’vais pas te mentir.” La vérité, c’est que tu sauras jamais si l’épisode sombre que t’as vécu au début de l’année serait arrivé malgré tout ou pas, si les choses s’étaient passées autrement entre vous.

Tu relèves les yeux, une question totalement annexe se pressant sur tes lèvres. “Elijah est au courant ?” T’es à peu près certaine que Disha ne l’est pas, sinon, t’en aurais sans doute entendu parler. Connaissant le caractère de ta nièce, elle n’aurait pas laissé passer ça sans rien dire. Mais tu n’es pas certaine à cent pourcent. Si Elijah le sait, il aurait pu lui dire, sans doute - même si t’as cru comprendre que les relations entre les deux jeunes gens sont désormais inexistantes.

“Je comprends, je crois.” Les révélations de Daphne sont tellement loin de ce que t’as pu imaginer que tu ne sais pas trop ce que tu ressens, en dehors de la surprise. Tu admets ton regret qu’elle ne t’ai pas informé à l’époque, et elle même reconnaît qu’elle aurait dû, t’expliquant ses raisons, avouant aussi être suivi – une bonne chose, selon toi, surtout vu ce qu’elle exprime ensuite. Tu aurait pu être en colère, ça aurait été plus que légitime. Et sans doute que si tu l’avais appris quand elle t’a annoncé la fin de votre histoire, t’aurais été verte de rage. Mais ça fait déjà des mois, t’as fait du chemin, et dans le fond, t’es plus soulagée d’apprendre la véritable cause - qui n’a rien à voir avec toi, pour être véritablement énervée. D’autant que la rousse, en face de toi a l’air tellement désespérée, tellement furieuse contre elle-même que l’émotion première qui te vient, c’est plutôt une forme de compassion.

“Je peux pas t’en vouloir, Daphne, tu m’a jamais forcé à m'attacher alors qu’on avait spécifié - toutes les deux - qu’on voulait pas d'attachement. C’est vrai que ça m’a fait mal, que j’ai eu du mal à digérer mais … j’crois surtout que ça été un déclencheur, que j’avais de soucis bien avant ça et que ça a juste tout révélé au grand jour.” Tu dis pas ça seulement pour la rassurer. C’est la vérité. Bien sûr qu’elle est fautive, qu’elle aurait pas dû faire les choses de cette manière. Personne ne peut le nier et surtout pas toi. Mais elle t’avais prévenu qu’elle ne voulait rien de sérieux, tu l’avais accepté sans souci. Et t’as vécu les choses comme si vous vous étiez séparées après dix ans d’un amour fou, quand, en réalité, tes sentiments à son égard n’ont jamais dépassé le stade du simple attachement. T’es persuadée que ça n’a été que la goutte d’eau qui a fait déborder un vase déjà bien rempli, que si ça n’avait pas été ça, ça aurait été autre chose et que t’aurais fini dans le même état à un moment donné, peut-être même pire, qui sait.

“Si ça a été difficile pour moi, ces derniers temps, c’est aussi parce que j’ai pris des décisions à la con, que j’ai pas su gérer mes problèmes. Et aussi pour des facteurs totalement indépendants de toi et de moi. Bien sûr, t’as joué dans tout ça, j’peux pas le nier, mais j’peux pas non plus te laisser porter tout ça sur tes épaules. Ça serait pas juste.” Ça va mieux, aujourd’hui, t’as été aidée, entourée, et cette rencontre va te permettre de définitivement clore ce chapitre. Et ça te peine un peu de voir que la policière est loin d’avoir pu mettre cette aventure derrière elle - bien que vu les circonstances, ce soit relativement logique. “Et puis tu sais, tu m’as apporté de belles choses, aussi, des choses dont j’avais besoin à ce moment-là.” T’avais besoin d’affection, de te sentir appréciée, désirée, et aussi bref que ça ait pu être, elle te l’a donné, ça.

Le silence s’installe, durant lequel tu tires sur ta cigarette - déjà bientôt terminée - tandis que ton interlocutrice semble se perdre dans pensées. Tu l’en sors avec une nouvelle question, et cette fois, sa réponse fait naître un sentiment plus négatif dans ton cœur. Mais pas envers elle. “Oh.” Que sa famille soit furieuse, c’est une chose relativement compréhensible. De la à faire preuve d’autant d'agressivité, c’en est une autre. “T’as fait une connerie, c’est vrai. Mais rien, tu m’entends ? Rien, ne peut justifier une violence pareille.” Ce qu’elle te raconte ne fait pas grand-chose pour redorer l’image que t’avais d’Elijah. Forcément, il a blessé ta nièce, et c’est quelque chose qui ne peut guère passer. Et le portrait que t’en a fait cette dernière, notamment de son impulsivité, a suffit à te faire penser que leur séparation était, finalement, sans doute une bonne chose. Quant à sa belle-soeur … t’as même pas les mots. “Je suis désolée que t’ai eu à vivre ça.”

Surtout que sa femme semble prête, selon ce qu’elle raconte, à vouloir réparer leur relation et lui donner une seconde chance, et c’est, selon toi, la seule personne qui a son mot à dire dans cette histoire. “J’espère que ça va s’arranger, sincèrement.” A ton tour, tu écrases ton mégot dans le cendrier, avant de prendre une nouvelle gorgée de ta bière, hésitant un peu à poser la question qui te taraude. Depuis quelques minute, depuis qu’elle a évoqué sa famille, quelque chose te gratouille le cerveau, comme un souvenir qui cherche à refaire surface, et une scène que t’as vécu il y a plusieurs mois maintenant a fini par se rappeler à ta mémoire. “Tu vas peut-être trouver ma question bizarre mais … elle s’appelle comment, ta belle-sœur ?”