T’as peur. Ça fait plusieurs semaines que t’as l’impression d’être au bord d’un précipice, à la fois terrifié et attiré par le vide. D’une certaine manière, jusqu’à il y a quelque mois, t’étais en quelque sorte sur un sommet. Tout allait bien, dans ta vie, le travail, les amis, ta sobriété. Et depuis quelque temps, fin février, exactement, t’es sur une pente descendante. Glissante, même. T’as eu beau faire genre que tout allait bien, prétendre que t’étais pas tellement affecté, l’épisode que t’as vécu avec Sahar, cette plongée dans de vieux souvenirs si marquants, ça t’as ébranlé. Bien plus que tu ne le diras jamais, bien plus que tu ne l’aurais cru possible, même. Et depuis, t’as l’impression que quelque chose a changé.

Chaque petite contrariété de la vie t’impacte plus. T’as perdu l’insouciance que t’avais réussi à retrouver, tu doutes de tout, de tout le monde, et surtout, de toi-même. Certains jours, la plupart, même, tu parviens à faire abstraction, te plongeant dans le boulot pour penser à autre chose. Que tu sois sur scène, ou entouré d’animaux, tu parviens à oublier, à te libérer de tes démons, mais dès que t’es seul, dès que t’as un peu de temps pour penser, la noirceur revient au triple galop. Dans ces moments-là, le manque se fait terriblement sentir, et résister te paraît de plus en plus difficile.

Aujourd’hui, c’est définitivement sans. Un jour où tout te semble insurmontable, ou même ce qui d’ordinaire te plaît, te motive, ne semble avoir aucune saveur. Tu t’obliges, en cette fin de matinée, à sortir du lit, malgré le peu d’envie qui t’anime. T’as promis à Henry de passer le voir à l’Afterlife en début d’aprem, pour discuter de ses idées, et de ta participation à sa soirée pour la pride. Mais actuellement, rien que d’y penser, ça te tord l’estomac. T’as l’impression que tu pourras jamais être à la hauteur, et t’as pas envie de décevoir ton ami.

Sans entrain, tu te prépares, sautant au passage un repas qui ne te fait aucune envie, et tu te mets en route pour le club, de plus en plus convaincu que la meilleure chose à faire, c’est de renoncer. Pas sûr, cependant, que Henry ne l’entende de cette oreille, et sur le chemin, tu réfléchis à comment tu pourrais lui dire ça, sans rien trouver de satisfaisant. Arrivé à destination, tu te diriges droit vers le bureau du patron, sans vraiment accorder d’attention à quoi que ce soit autour de toi. Tu toques à la porte, puis entre sans vraiment attendre de réponse. De toute façon, t’es attendu. Normalement. “Salut, beauté !” Tu affiches un sourire un peu forcé, et un enthousiasme feint, dans l’espoir de tromper ton interlocuteur. Surtout que t’as aucune envie qu’il ne pense que t’as pas envie de le voir. C’est même tout le contraire. Le voir, c’est toujours un vrai plaisir à tes yeux - et pour tes yeux. C’est jusque que ton humeur n’est pas au rendez-vous.

D'ordinaire, un enthousiasme comme celui de Henry aurait été facilement contagieux, et t’aurais directement embarqué, prêt à faire des plans les plus farfelus que possible pour la fameuse soirée. Mais si t’arrives à le saluer d’une manière qui ne prête pas trop à confusion, tu ne parviens pas à garder ce masque joyeux bien longtemps. Et bien évidemment, il ne faut pas long à ton ami pour le remarquer. Dans un premier temps, il te salue, t'offre un siège, et à boire. “Un café, oui, je veux bien, merci.” Peut-être que la caféine t’aidera à te réveiller, à te sortir un peu du brouillard qui encombre tes pensées, même si t’es à peu près sûr, à moins d’un miracle, que ça ne suffira pas. Mais très vite, après les formules d’usage, il pose la question qui fâche, remarquant au passage que tu n’as pas tout à fait l’air toi-même.

Tu hésites, ne sachant pas bien quoi répondre. Prétendre que tout va bien, ou être tout à fait honnête ? Sauter sur l’occasion pour évoquer ton incertitude quant à ta participation, ou attendre un peu ? Ton indécision, ton incapacité à savoir ce que tu veux dire, et comment tu veux le dire, ne fait que renforcer ce sentiment d’imposture qui te hante particulièrement aujourd’hui. Tu finis par lever vers lui des yeux infiniment tristes. “Je … je sais pas si c’est une bonne idée en fait. Que je vienne à ta soirée, je … Tu peux trouver tellement meilleur que moi, je vais juste tout gâcher, c’est sûr.”

Ce n’est pas que de l’auto-dénigrement. Tu le sais, que ces derniers temps, t’as été moins bon. Moins impliqué dans tes shows, plus affecté par la présence d’alcool, et de drogues autour de toi. Et d’une certaine manière, inconsciemment, t’as peur non seulement de replonger, mais en plus que ça arrive ce soir-là, venant ruiner toute la soirée pour toi, et potentiellement pour les autres aussi, notamment Henry. Et t’en as vraiment pas envie.

Incapable de rester en place, tu bondis de ton fauteuil, commençant à faire les cent pas dans la pièce. C’est dans ces moments là que le manque se fait le plus ressentir. Quand rien ne parviens à te calmer, à t’apaiser, que tu te sens comme un animal en cage. “Non, c’est vraiment pas une bonne idée, je veux pas ruiner ta soirée.” T’aimerais réussir à lui expliquer mieux, à lui faire comprendre ce que tu veux dire, mais rien ne sort. A plusieurs reprises, t’ouvres la bouche, prêt à te lancer, et à cet instant, les mots disparaissent comme par magie de ton cerveau. T’aimerais lui dire de quoi t’as peur, comment tu te sens. Mais t’y arrive pas.

(TW : mentions de drogues et d'overdose)

Attrapant le café que te tend Henry, tu en bois immédiatement une gorgée de la boisson encore bouillante, te brûlant au passage papilles et palais - sans que ça ne te défrise. La douleur est sourde, mais tu n’y prête aucune attention, trop occupé à reposer la tasse sur le bureau en masquant de ton mieux le tremblement de tes mains. Tremblement en partie déclenché par la question de ton ami. Il a vu directement que ça n’allait pas, que tu n’est pas toi même. Et cette question pourtant si simple te renvoies à tous tes doutes, toutes tes angoisses, tous tes manques. Toutes ces choses qui te pousses à vouloir renoncer, abandonner. T’as trop peur de pas être à la hauteur, de craquer, de venir foutre en l’air des années de sobriété, et au passage la soirée tant attendue de Henry. Tu peux pas lui faire ça.

“Mais si, je suis mauvais, en ce moment, j’ai l’impression de plus savoir rien faire, je … je sais même plus si j’y prends du plaisir.” La vérité, c’est pas que le plaisir s’est en allé. C’est que ton esprit est trop occupé ailleurs, trop concentré sur ce qui pourrait foiré, trop conscient des dangers pour pouvoir se laisser aller comme tu sais d’ordinaire si bien le faire. Henry, le regard soucieux, une légère inquiétude sur le visage, s’approche de toi, te proposant de parler de ce qui te tracasse. L’espace d’une seconde, tu caresses l’idée de juste rien dire, de ne pas le surcharger avec tes problèmes quand il a déjà tant de choses à gérer dans sa vie. Mais il faut croire que ce que tu as sur le coeur est devenu trop lourd à porter tout seul.

“Je … il y a quelques mois, avec Sahar, on a vu un gars faire une overdose dans la rue. On l’a aidé comme on a pu, on a appelé les secours et tout, je sais pas s’il s’en est sorti ou pas. Mais depuis j’ai l'impression que … que plus rien ne va. Je sens de nouveau un manque, j’ai l’impression que j’arrive plus à me sentir bien sans … tu sais.” Sans te défoncer. Sans substances pour te faire planer. “J’me sens tellement … pathétique. Et j’ai peur. J’veux pas replonger, j’veux pas retomber là dedans.”

Est-ce que de te confier, ça t’as rendu plus léger, ça t’as libéré ? T’en sais rien? Probablement pas, non. Mais désormais, les mots sont lâchés, suspendus dans les airs entre vous, alourdissant l’atmosphère. Et plus de retour en arrière possible. Plus moyen de les reprendre. Henry te voit désormais tel que tu es, un homme abîmé, pathétique, risible. Sous l’emprise de ses pulsions, de ses manques. Tu n’oses pas lever les yeux vers lui, de peur de lire sur son visage déception, dégoût, pitié. La main jusqu’ici posée sur ton épaule s’éloigne, et pendant une seconde, tu imagines que c’est simplement qu’il ne veut plus te toucher. Mais les doigts fins de ton ami viennent t’inciter à lever la tête, t’incitant à te plonger dans la profondeur sombre de son regard. Contre tout attente, tu n’y lis rien de ce que tu craignais, et les mots qui vienne s’y joindre insiste là dessus. Tu n’es pas pathétique.

T’as envie de l’entendre, et d’y croire, mais t’en es incapable. Cette sensation, ce sentiment, est inscrit au plus profond de ta chair. Le brun s’éloigne un peu, reprend la parole, cherchant à te rassurer, à te dire que tu peux y arriver, que t’as réussi jusque là, et t’apprécies les mots - bien qu’à tes oreilles, ils sonnent creux, comme si t’arrivais pas à y mettre un sens - mais tu secoues la tête doucement. Il ne comprend pas. Comment le pourrait-il ? Cependant, sa douceur, ses mains qui viennent attraper les tiennes, t’as un peu moins peur. T’as l’impression d’avoir un allié, quelqu’un qui ne te juge pas, et rien que ça, c’est beaucoup. Ça ne suffit pas, loin de là. Mais c’est toujours ça.

Les vannes sont ouvertes, et les mots viennent tout seul, presque contre ton gré, exprimant des choses que jusque-là t'avais jamais réussi à formuler. “Je sais. Mais je sais pas si j’en suis capable. J’ai plus … je suis à bout de force, Henry …” Dans ton corps, dans ton âme, tu te sens vidé, en permanence. “Ça fait des semaines, des mois, que je suis en manque tout le temps, tous les jours, que je résiste, et ça … ça m’épuise.” Ça serait tellement plus simple de lâcher prise. De céder. Mais t’as pas envie de retourner dans cette vie régie par le besoin, le manque, cette vie si loin de la réalité. T’as pas envie de risquer ta vie à chaque fois que tu soulages ces pulsions. T’es coincé, face à une vie dont tu ne veux plus mais dont tu n’arrives pas à te départir. “C’est comme si … comme si quelque chose me tirait vers le bord de la falaise, et que cette chose était juste plus forte que moi. Ça me bouffe tout, mon énergie, ma motivation, ma concentration.” Ça prend toute la place, dans ta vie. “Je sais pas quoi faire. Je sais plus quoi faire. Et j’ai juste peur. Peur de tout foutre en l’air, peur de faire du mal au autres, peur de … de mourir mais … je sais pas si j’suis capable de tenir encore.”