— w/ Sierra OliveiraI. Septembre — Gris de ferGris, tout est gris.
Le ciel disperse sur la ville une pluie fine et insolente, qui frôle ses cheveux et la laine de son pull pour y laisser une pellicule humide. Les perles minuscules touchent le tissu sans y pénétrer, gouttent jusqu'aux dalles du balcon à ses pieds. Grises, aussi. Il en avait dévisagé la couleur terne pendant de longues minutes, comme si celle-ci avait eu la moindre chance de lui apporter une réponse, un indice pour démêler les pensées tortueuses qui envahissaient son esprit. Le téléphone coincé entre les doigts, la fiche de contact ouverte et le numéro en évidence, il n'a pas encore trouvé le courage d’appuyer sur l’icône de l’appel ; alors il est resté là, coincé dans une immobilité stupide, à attendre le moindre signal qui lui donnerait l'impulsion pour laisser son pouce bouger. Pour laisser les sonneries résonner contre son tympan jusqu’à ce que peut-être, elle décroche. Il l’entendrait alors prononcer son nom, et sûrement que tout, depuis le grain de sa voix jusqu'à sa façon de détacher les syllabes de son prénom, lui donnerait envie de s'arracher le cœur avec les ongles. Et puis, il faudrait alors qu'il réponde, qu'il s'agrippe à toute sa raison pour éviter d'oublier la raison pour laquelle il l’appelait, et ne pas tomber dans le gouffre d'une tentation trop simpliste – celle qui aurait consisté à être heureux, simplement heureux d’entendre sa voix. Parce qu'il le serait, qu'il penserait l'être pendant au moins quelques secondes. En tout cas jusqu'à ce qu'il se rappelle tout ce qu'il s'était passé, la justification au fait qu'il ait décidé jusqu’à présent de s’en tenir à l’écart. De composer péniblement avec son absence, en attendant qu’elle lui donne signe de vie.
Il se trouvait alors là, un peu imbécile, à ne plus quoi faire de cette rancœur qu'il ressentait à son égard, à ne plus quoi faire de l'insupportable solitude qui le pesait depuis qu'elle l’avait éloigné d’elle. Parce que Sierra, ça faisait quinze ans qu’il avait pris l’habitude de penser à elle à chaque jour de sa vie ; d’écrire des notes mentales pour se rappeler de lui parler d’un truc, de sourire en solitaire en étant témoin d’un détail, qui aurait pu lui plaire. De se dire qu’elle aurait dit ci ou ça, d’imaginer sa réaction à chaque situation ; car même sans être à ses côtés, Sierra était toujours là. C’était ce qui rendait l’absence si difficile à supporter – l’habitude qu’il avait prise, de la garder toujours dans un coin de sa tête. Par une tentative maladroite de sagesse, il avait tâché de s'accommoder de cette distance qu’elle avait instaurée ; mais cette patience amère ne trouvait sa condition que dans la promesse qu'elle puisse prendre fin d'un moment à l'autre – même s'il doutait davantage chaque jour qu’elle ait décidé un jour de réapparaître.
Démuni, il n'avait trouvé qu'à attendre.
Elle avait simplement omis de le prévenir que la distance exercée n'avait désormais plus rien de péremptoire, que l'histoire entre eux s'était finie.
Que d’eux, il ne restait que des amis, ou amants gris.
Le nez face à la rambarde métallique du petit balcon, il tourne le métal de la bague à son index, à intervalles réguliers – puis finit par inspirer longuement. L'œil se colle au ciel, n'y trouve qu'une couleur ferrailleuse, celle des jours de pluie. D’un geste, il éteint son téléphone, le range dans sa poche. Il n’appellera pas aujourd’hui ; pas demain non plus.
Il évitera de penser encore à le faire, s’accoutumera tôt ou tard à la présence sur son cœur de cette couleur gris de fer.
II. Octobre — Jaune Göttingen
Chaque année, elle repeignait l'une des pièces de son appartement de Göttingen. C'était un rituel, une façon de changer de vie régulièrement, de ne jamais se lasser des espaces qu'elle arpentait au quotidien. Elle n'avait jamais sollicité l'aide d'un seul peintre pour ça – il connaissait son avis tranché sur le sujet. Elle préférait monter seule au sommet des escabeaux, et tendre le bras pour atteindre la hauteur que sa taille moyenne lui autorisait, tâcher ses vêtements et ses mains.
Cette fois, la pièce de séjour était d'un jaune terreux, entre le bouton d'or et la terre de sienne. Elle disait que c'était ce qui s'accordait le mieux avec son canapé, et les soies chinoises qu'elle y étendait : il ne l'avait pas détrompée. De toute façon, il se serait bien gardé de contredire les goûts marqués de sa grand-mère, connaissant l'orgueil qui était le sien sur le sujet.
Hilde était une femme qui était ce qu'elle était grâce à son argent. Elle disait souvent que si elle avait été moins riche, et que son mari n'avait pas eu le bon goût de mourir aussi tôt, elle n'aurait pas pu avoir la vie qu'elle avait. Qu'elle n'aurait pas pu vivre seule dans ce grand appartement sans qu'on ne parle d'elle comme d'une vieille fille perdue, ou que les esprits rétrogrades ne la cataloguent comme la putain du troisième étage. Elle est la veuve,
die Witwe, comme ils l'appellent dans le coin ; elle en a fait une sorte de titre de noblesse, un surnom aristocratique du même genre que si on l'avait dite comtesse. Dix piges, qu'elle fait mine de pleurer un mari qu'elle n'a jamais aimé ; mais elle est assez intelligente pour savoir que ce deuil, c'est son ticket pour la tranquillité, celui qui lui donne droit au respect des madonnes, des saintes canonisées. C'est la raison pour laquelle les commerçants la saluent, et inclinent la tête lorsqu'elle vient acheter des mandarines : parce que là-bas, les hommes se disent qu'une femme sans mari est éplorée et courageuse, qu'elle ne peut exister sans leur généreux soutien. Ils ne se risqueraient pas à songer qu'elle puissent être heureuse ; et puis ça force le respect, d'avoir la mort perchée sur le dos.
Ce qu'il préfère, c'est lorsqu'elle parle de tous ces voisins obtus, avec la légèreté cinglante de celles qui sont conscientes de les abuser depuis des années. Elle les appelle
dummkopfs, mais elle le fait avec tendresse, comme on parle des esprits trop simples, dont on apprécie malgré tout la gentillesse désintéressée. Hilde raconte ses histoires de voisinage comme si celles-ci avaient mérité d'être couchées sur les carnets des grands écrivains ; avec ce mélange élégant d'orgueil et d'humour, agitant les mains pour mimer les caquètements des inopportuns. Il pourrait l'écouter des heures lorsqu'elle parle, lorsqu'elle pèle des clémentines du bout des doigts et qu'elle en jette les épluchures par dessus le balcon, pour nourrir les pigeons : elle collectionne les anecdotes comme les cigarettes – peu importe que les
comtesses ne devraient pas fumer. Les veuves, elles, font bien ce qu'elles veulent. Une leçon d'impertinence, et de liberté.
Mais si Hilde est douée pour parler, elle l'est peut-être encore plus pour écouter. Son péché mignon, c'est de l'entendre parler de ses amours à lui, de ses tendresses gamines, de ses maladresses enfantines. Elle ne se prive jamais pour s'en moquer, mais sous la verve tranchante de son honnêteté, Theo a remarqué que ses conseils étaient toujours sensés. Lorsqu'il a évoqué Sierra, elle a eu un drôle de sourire ; un peu comme si elle s'était doutée depuis tout ce temps, depuis la toute première fois où il lui en a parlé, que ça finirait par arriver. Alors c'est lui qu'elle appelle
Dummkopf, avec cette tendresse piquante dont elle avait l'habitude de peindre chacun de ses mots. Mais elle ne lui dit surtout pas ce qu'elle pense au fond ; qu'il peut prétendre ce qu'il veut, douter pour une éternité, cette fille, il ne la lâchera pas de sitôt.
Car elle sait aussi ce que c'est, d'avoir l'amour perché sur le dos.
III. Novembre — Noir amer
Il avait jeté les notes mentales, cessé de sourire en solitaire, de songer à ce qu’elle aurait dit ou ce qui aurait pu lui plaire. Il avait cessé de déverrouiller son téléphone en pensant l’appeler, puis de le ranger, de se tordre le cou au milieu de la rue pour suivre des yeux une silhouette qu’il pensait avoir reconnu. Cessé d’être déçu en comprenant que ce n’était pas elle, qu’elle n’était pas revenue.
Il avait cessé de croire qu’il sortirait un jour de la salle d’attente dans laquelle il s’était lui-même placé, et simplement fini par s’en éclipser ; le quotidien s’est reconstruit au prix de l’absence, remodelé selon de nouvelles règles. Ne pas s’attarder trop longtemps le long des plages, éviter de guetter les châteaux de sable. Jeter cet album de Joy Division, rester loin des massifs de pivoines. Supprimer tout ce qui pouvait lui faire songer de près ou de loin à elle ; cesser de brandir l’attente comme une tutelle.
Et puis il y avait eu une sonnerie, dans les dernières heures de l’après-midi. Trois fois rien, ce devait être un colis.
Mais quelque chose se brise en lui, lorsqu’il ouvre la porte et qu’il la découvre là, Sierra. Lorsqu’il croise le noir-amer de son regard ; et quand il se rappelle de respirer, c’est déjà trop tard. Il s’est déjà rappelé. Non, il a déjà oublié pourquoi il lui en voulait.
Parce qu’en une seconde, c’est le poids de ces derniers mois qui s’envole ; la bête perchée sur le dos, celle de l’absence et du manque mêlés, de la présence effacée, du quotidien affadi, des pensées raturées. La bête qui grignotait son ventre jour par jour, qui se carapate à l’instant même où il la voit.
Il avait dû rester sans voix. C’était juste avant que la rancoeur ne se manifeste de nouveau, que lui revienne le souvenir qu’elle était la seule responsable, de tout ce qu’il gardait perché sur le dos.
— T’as un sacré culot de te pointer là.
Il n’avait trouvé à dire que ça. Et il avait bien vu le désarroi dans ses yeux, l’amer noir se fendre en deux ; façon Moïse. Le long de ses bras, un long frisson se hérisse. Elle avait ouvert la bouche, et brusquement, il s’était rendu compte qu’il ne supporterait pas d’entendre sa voix. Qu’il risquerait de craquer, de se fendre en deux lui aussi ; et c’est exactement ce que le souffle échappé de ses lèvres a provoqué. Il l’a fusillé.
— Attends, s’il te plaît.
— Non. » Négation immédiate et brusque, avant même que ne s’éteigne son dernier mot. Il n’aurait pas supporté un son de plus. « J’attends plus, Sierra.
Et quelque chose avait dû se briser dans sa voix à lui, en prononçant son prénom. Parce qu’il a dû se ménager un instant infime de pause, le temps de déglutir, d’en maîtriser les tremblements.
— J’ai tout fait pour toi, tout lâché pour te suivre en italie, et tu m’as renvoyé chez moi comme une merde, Qu’il reprend, le ton amer. Et les yeux se détachent des siens pour papillonner autre part : parce qu’ils ne peuvent plus soutenir l’expression fendue de son regard. « J’ai assez donné.
Les phalanges se tendent, sur le rebord de la porte. Il voudrait avoir le courage de la refermer, sans lui laisser le loisir de répondre, de protester, de tenter de lui expliquer pourquoi elle l’avait laissé. Parce qu’il refuse de croire qu’une absence comme celle-ci puisse trouver la moindre explication, puisse s’habiller de mots et de noms. En deux mois, il n’en avait trouvé aucun de juste, aucun qui ne trahisse pas d’une façon ou d’une autre le vide qu’elle avait laissé : alors ces justifications là, il ne peut pas la laisser les prononcer.
— Je… Qu’elle tente – et immédiatement, il l’interrompt.
— Et crois pas que j’ai pas vu la date. C’est ton anniversaire de mariage dans deux jours. C’est pour ça que t’es revenue, non ? Pour pas rater ça.
Lui n’avait pas oublié de se rappeler quel jour on était. Il n’aurait pas pu : parce qu’il y a presqu’un an, il avait vu ses certitudes à propos d’elle s’écrouler – ce déni solide, construit depuis presque quinze années. Date maudite, anniversaire redouté : parce que ce jour-là, il savait qu’il ne pourrait faire autrement que d’y songer.
Et il se dit que ça ne peut être un hasard, qu’elle choisisse ce moment précis pour revenir ; que l’approche de la croix sur le calendrier avait dû être un déclic, le rappel de l’engagement pris un jour pour celui qu’elle avait épousé. Qu’ainsi était né le regret d’être loin, de la séparation trop hâtive. De l’écart dont il s’était fait acteur, et dont elle venait certainement se justifier.
C’était rien toi et moi, pas vrai ?— Va donc retrouver ton cher mari, s’il veut encore de toi, Qu’il achève finalement en un souffle aigre. Et t’avise pas de revenir ici.
Peut-être qu’il aurait pu s’abstenir, en voyant cette lueur brillante, au fond de ses yeux. Autrefois, il n’aurait jamais trouvé acceptable d’être de ceux qui auraient pu la faire pleurer ; mais cette fois, la chose lui était égale. Ou plutôt, le risque à prendre n’était pas suffisant pour qu’il s’empêche d’exprimer sa rancoeur à son égard, et son refus de la revoir sonner chez lui. Peu importe à quel point sa gorge ait pu se serrer en prononçant ces mots-ci, peu importe à quel point il s’en soit voulu, qu’il ait pu sentir son cœur s’écraser contre ses côtes lorsqu’il a refermé la porte, chassant son visage défait de sa vision. Il n’était plus question de chagrin, ni même de cœur brisé, ou de culpabilité : seulement d’abandon, d’un abandon si étouffant qu’il se trouvait incapable d’oublier ce qu’il avait ressenti lorsqu’elle lui en avait imposé le poids.
Il n’avait plus qu’une seule certitude : il ne voulait plus jamais ressentir ce que c’était lorsqu’elle le laissait, Sierra.
Au dos de cette porte close, Theo s’appuie. Ses yeux se sont fermés, peut-être pour essayer d’en annuler l’humidité, d’en repousser les sanglots, pendus au bout des lèvres. Pour chasser tous les rêves, les images qui le lacèrent.
Tous ces songes d’un noir-amer.