@Nova Perkins (►)

Le temps n'existe plus.
Il n'y a pas de nombres, pas de brouhaha régulier d'horloge ; pas de lune, pas d'aube. La nuit abandonnée au stade d'ébauche, trompée par les lueurs de stroboscopes. On pourrait s'oublier, là, entre les âmes perdues et les bandes-son entraînantes de leurs existences. On pourrait oublier de vivre. Omettre de mourir. Comme une poche d'infini dans la ville vénéneuse ; suffit de danser, de ne jamais s'arrêter. Ce n'est pas cher payé, pour un peu d'immortalité.
Ilsa s'y perd, dans ces ténèbres éphémères. Peut-être plus ardemment que ses congénères. Eux s'égarent autre part, entre les murs repoussés d'un crâne soudainement illuminé, une fête cérébrale que verres et hallucinogènes n'ont pas leur pareil pour invoquer ; paradoxalement, bien qu'Ilsa ne soit pas la dernière à explorer – sobre – les méandres de son intériorité, elle pourchasse le contraire. Les élans de vie des autres, comme pour transvaser leur énergie à son palpitant mortifère. C'est qu'il y a quelque chose qui bat, là-dedans, elle n'en doute plus – mais pas de la bonne manière. Machine défectueuse, montée à l'envers. C'est volontiers qu'elle offre son visage au Met : son identité sacrifiée à l'honneur des ombres néonisées, et elle n'est plus qu'un mouvement, une vague ondulation. N'est-ce pas le contrat scellé implicitement, quand la discothèque referme ses mâchoires de lion ?
Ou Ilsa est-elle la seule à prier pour qu'un soir, on lui dérobe l'âme ?

Les chorégraphies s'enchaînent, comme pré-écrites. Qu'importe l'individualité que chaque danseur tente d'insuffler à ses hanches, ils sont unis dans un même rythme ; trop lâches pour en diverger. Trop à l'aise, dans l'uniformité de la meute enragée. Il y a, pourtant, cet éclair blond qui les traverse. Qui, elle, l'électrise. Quelques secondes durant, Ilsa en a négligé de tanguer. Le regard rivé à l'apparition, fiévreux. Elle doit être un peu folle, se faire des idées. Rien qui ne soit déjà arrivé. Mais, alors qu'elle n'a d'yeux que pour la silhouette s'aventurant sur les escaliers, bras et reins valsant à bas régime pour donner l'illusion qu'elle fait encore partie de ce tout endiablé – elle sent, pourtant, que la scission s'est amorcée – Ilsa pourrait jurer qu'il s'agit d'elle. Non sans peine, la voilà qui fend la foule. Tout est question de timing, à présent. Elle ne court pas vers l'allée surélevée ; le pas est nonchalant, et la guide vers le bar. Ilsa a toute une déférence à étudier – préfère encore voir s'échapper sa chance que d'y déroger. Lorsqu'elle se tiendra devant la belle, ce sera un verre à la main, et l'électrocardiogramme parfait de régularité. Peut-être qu'en guise d'excitation, ses joues arboreront une trace rosée ; dans le noir zébré de lueurs artificielles, ça ne se verra même pas. Elle sera calme, composée. Jamais vraiment elle-même – mais toujours plus qu'avec les autres.

« Un virgin mojito. » Le carmin de ses lèvres touchera à peine le bord du verre ; les glaçons dilueront vite l'acidité du citron. Peut-être, à la rigueur, croquera-t-elle dans une feuille de menthe. La boisson n'est qu'un accessoire. Un prétexte pour avoir les mains occupées, pour regarder ailleurs, si besoin est. La pupille tressautant, tout de même, elle ne peut s'empêcher d'épier le balcon, avant de se reconcentrer sur le serveur. Et les foulées revêtent une urgence nouvelle, bien que contenue, lorsqu'elle a enfin l'élixir entre les doigts. Les ongles vernis glissent sur la rampe ; elle observe, décryptant les visages regardant de haut la fosse aux fauves, jusqu'à la voir, seule, accoudée à la rambarde. De loin, Ilsa ne peut s'empêcher de la regarder, de se demander ce qui la fascine tant dans ce spectacle, Nova. Elle ne la voit pas si souvent danser ; c'est plutôt là qu'elles se retrouvent, relativement à l'écart de la foule, de ce monde qui tourne sous leurs pieds. Elle ne lui a jamais posé la question ; peut-être qu'elle ne le fera jamais. Le mystère est trop exquis. Quelques mètres les séparent – Nova ne l'a pas encore vue. Ilsa les franchit, se glisse à ses côtés, comme si de rien n'était. « Bonsoir, Nova. » Un regard glissé, enfin, vers les arêtes de son profil. Un sourire. « Tu avais disparu, pendant un moment. »