@Elizabeth Taylor

Son vélo enfourché, le voilà qui pédale comme un dératé le long des rues de Brisbane. Évidemment, Sailor est parti en retard – rien d'étonnant, finalement, mais, retenu par un client, il a pour une fois une excuse qui tient debout, autre qu'une allergie chronique à la ponctualité – et le rendez-vous a été fixé au Kangaroo Point. L'autre bout de la ville, donc. Comme par hasard. Au moins, cela ne lui a pas laissé le temps de trop réfléchir à la soirée à venir. Ce qui ne tardera pas de l'inquiéter, en revanche, c'est l'état débraillé dans lequel il risque fort d'arriver ; mais un fardeau à la fois.

Le retard se compte en cinq minutes lorsqu'il aperçoit enfin la pancarte annonçant la zone de kayak où il doit se rendre. S'il compte s'excuser à profusion, pour la forme, Sailor estime que le pire est écarté. À part si le destin lui réserve un rendez-vous avec quelqu'un qui ne cesse de regarder sa montre. Le cas échéant, ils auront vite la preuve qu'ils ne sont pas faits l'un pour l'autre, qu'importe le test rempli – avec peu de rigueur, dans son cas à lui – ait à en dire. Mais il ne part pas défaitiste, au contraire. C'est l'année des nouvelles rencontres, Sailor l'a décidé. Et s'il y a un jour dans l'année où il mérite un peu de chance dans le domaine amoureux, c'est bien lors de la Saint-Valentin.

À l'entrée du commerce de location de kayak, il a accroché son vélo à la hâte, avant de s'avancer dans l'enceinte grillagée. Le temps est agréable, et la rivière qui sinue sous ses yeux dans un tranquille clapotis promet une demie-heure bucolique. L'activité a été bien choisie, pour le coup : peut-être que le questionnaire n'est pas si bidon qu'il s'est amusé à le penser, en le remplissant. « Elizabeth ? » Lance-t-il en apercevant une silhouette féminine, seule sur la berge. S'il ne s'agit pas de la bonne personne – dont il ne tient que le prénom, et nul autre indice pour la reconnaître – peut-être qu'elle pourra au moins lui indiquer où se trouve son rendez-vous. À moins que la femme qu'il doive retrouver là soit encore plus en retard que lui – ce qui pourrait bien être synonyme de coup de foudre, à ce stade.

@Sailor Prescott


Porte de l'agence fermée. Local funèbre où s'entassent des dossiers qu'elle abandonne allègrement, sans aucun remords. Sans éprouver la moindre passion pour ces noms qui se chevauchent. Demandes de locations. Dossiers d'achats pour une énième villa hors de prix. Elle-même n'aurait guère la prétention de s'offrir de telles bâtisses. Bien qu'elle est achetée son appartement comptant. Pas le moindre crédit au nom d'Elizabeth Taylor dans une banque. Pas la moindre faille dans un système bancaire, longtemps, régit par un paternel à la main de fer. Beth, elle aurait pu tout claquer. Tout dépenser sans compter. Jusqu'au dernier centime. Jusqu'à la dernière miette. Et quand bien même elle se permet des dépenses extravagantes, elle s'assure, toujours, d'avoir les moyens de se l'offrir deux fois avant de passer sa carte ou de signer un chèque. Mais, des villas comme celles qu'elle vend, même elle, elle n'en voudrait pas. Car ça ne la passionne pas réellement, vous savez, de vendre des biens immobiliers. De s'extasier sur la beauté d'une vue ou sur la perfection d'un agencement. Pourtant, elle en sait des choses, Beth. Sur les plans d'architecte, sur les expositions, sur les agencements. Toutes ces choses qu'elle emmagasine dans sa mémoire et qui sont, en réalité, d'une inutilité flagrante une fois la porte fermée. Sans doute, est-ce pour ça, qu'elle ne songe à aucun dossier quand elle repasse chez elle pour se changer avant un date inopiné. Qu'elle ne se satisfait d'aucuns des sourires des couples croisés ce jour. De ceux qui deviendront, demain, propriétaire d'une villa sur les hauteurs de Brisbane. De cette maison dans laquelle ils sont certains, ils vivront le bonheur. De cette maison qu'ils rêvent chaleureuse. Où résonneront sans doute les rires de leurs amis fortunés. Rien qui ne saurait en réalité faire résonner le cœur de la belle. Car, à bien y regarder, son appartement est aussi froid que le bleu glacial de ses prunelles. Rien ne brille. Tout s'assombrit. Comme si la moindre chaleur humaine ne saurait être en mesure de trouver sa place au milieu de ce blanc immaculé et de ses tonalités de gris. Qu'importe. L'heure n'est plus a s''extasier d'un immobilier sinistre.  

Haut léger passé, tenu par des cordelettes fines qui s'apposent sur ses épaules. Faisant fi de la cicatrice qui couvre son épaule. Drapé luxurieux ouvert d'un dos nu qui retombe, presque, jusque la cambrure de ses reins. Pantalon de tailleur à la taille suffisamment haute pour venir souligner l'étroitesse de sa taille. Soulignons-le, Beth est sans doute trop belle pour son propre bien, même dans une couleur aussi sombre qu'un noir de jais. La chevelure dorée retombe en une cascade légèrement bouclée ; qu'elle finira sans doute par attacher. Le teint est naturel. Relevé d'un peu d'highlighter sur les pommettes et d'un mascara qui rehausse ses grands yeux bleus. Une paire de basket, d'un blanc immaculé. Évitons les talons pour une promenade le long des falaises. Sobriété de celle qui, née de la richesse, pourrait s'offrir toutes les extravagances vestimentaires rêvées du quidam. Préparée, elle quitte l'appartement. Choisissant de se rendre à pied à son point de rendez-vous puisque vivant dans le quartier de kangaroo point et que l'idée d'obliger Georges, son voiturier, à sortir un véhicule pour une dizaine de minutes de route lui semblait peu convenable. La distance entre son appartement et le point de rendez-vous tenant dans un quart Beth est, bien évidemment, à l'heure pile. Minutée comme une horloge. Reine du timing et de l'organisation. Quelque peu psychorigide. Sans doute un peu psychotique.

Et puis les minutes passent. Lentement. La ponctualité ne semblant guère être le point fort du date hasardeux vers lequel elle s'élance. Prunelles rivées sur l'eau qui s'écoulent, lentement. Beth soupire. Se questionne sur sa présence ici. Sur l'idée un peu stupide de remplir ce questionnaire. Comme si son cœur peut être disposé à s'ouvrir à un autre. Hypothèse sans doute morte dans l'œuf. Peut-être que l'homme qui s'apprête à prononcer son nom puisse être porteur d'une lueur d'espoir. Le narrateur de cette histoire en doute. Tout autant que la protagoniste qui, à l'entente de son prénom, détaille presque aussitôt de haut en bas l'inconnu. Débraillé en retard. Deux points qui descendant presque automatique le compteur dans le négatif. Le regard Beth ne manque pas de la trahir. Car la blonde, presque aussitôt, se braque. Et même le sourire qui remonte ne saurait empêcher la lecture de ce mouvement de recul. Lèvres qui se délient, lentement, avant de laisser s'échapper le timbre aux tonalités neutres sa voix, « elle-même », qu'elle répond en observant désormais le visage ce nouvel interlocuteur. Silence qui retombe. Qui les écrase presque tandis que les prunelles bleues s'abattent sur les lignes du visage. Puis de la tenue. « Fallait-il respecter une thématique débraillée indiquée sur le papier de ce rendez-vous ? » , qu'elle demande, bien trop innocemment pour que ce ne soit pas une pique envers son valentin du jour.

@Elizabeth Taylor

Dès que la silhouette se départ de son immobilité de statue pour pivoter en sa direction, l'optimisme de Sailor quant à cette soirée semble fondre comme neige au soleil. Qu'importe que le visage soit d'une beauté saisissante ; il n'aurait pu s'attarder sur la couleur rarissime de ses prunelles alors que le regard qu'elles portent sur lui se fait si peu amène. Sailor n'a rien de paranoïaque, mais il a suffisamment lu de dédain à son égard pour l'identifier immédiatement. Jugé en ayant à peine ouvert la bouche – bien. Certes, son retard ne joue pas en sa faveur, mais dans son monde à lui – sans doute bien différent de celui de la demoiselle lui faisant face – on ne s'arrête pas sur ce genre de petites erreurs pour émettre toute une impression. Ils ne doivent pas avoir la même naïveté. Pas les mêmes standards.

Mais il fait bonne figure, Sailor. Parce qu'elle n'est pas la première à l'avoir regardé de haut, et que même dans cette adversité, à lui d'appliquer ses propres préceptes et de ne pas la condamner à la hâte. Même si, soyons honnêtes, les chances que ce rendez-vous soit agréable semblent se trouver proches du néant. « Parfait, ravi. Désolé pour le retard, j'étais avec un client. » Il ne précise pas quel genre de client, ou de milieu professionnel ; sans doute pour mieux la décevoir, si jamais elle pose la question. Un sourcil s'arque, en entendant la question suivante. Débraillé. Sans doute l'est-il un peu, après sa folle cavalcade en vélo ; là-dessus, cependant, il aime mieux ne pas se justifier, préférant détourner la pique, baignant ses paroles de sa propre ironie. « J'sors pas mon costume trois-pièces pour faire du kayak, toutes mes excuses. » D'un geste de la main, il désigne, justement, leur monture du jour ; une embarcation d'un jaune criard, qui ne semble pas bien adaptée à la tenue d'Elizabeth, d'ailleurs. « T'en as déjà fait ? » S'enquit-il alors, dans sa coutumière familiarité qui, il s'en doute, ne sera pas bien reçue. Tant pis ; cela lui fera une bonne histoire à raconter, dans le pire des cas.