@Faye Warren

Comme promis, Sailor a sorti la chemise. Et a revêtu, avec elle, une toile de stress qui s'accroche à ses épaules. Involontaire, mais impossible à ôter. Cela ferait sûrement bien rire Faye, de se voir ainsi maîtresse des humeurs de l'indolent, qui face à elle ne cessera de clamer haut et fort qu'il ne lui doit rien, à l'exception de quelques jolies remembrances. Il faudra s'assure que rien n'en transpire. Pourtant, entre eux, le climat est supposément à l'apaisement, mais Sailor s'est rendu compte que la pression est bien plus forte lorsqu'il s'agit de faire les choses bien, que lorsque le mal est inévitable. Lors des retrouvailles impromptues, il l'avait laissée mener la barque, se contentant tantôt de se défendre, tantôt de s'excuser, en essayant de limiter les dégâts sur une situation qui ne pouvait que s'envenimer. Rien de confortable, mais peu d'enjeux, car que risquaient-ils alors, si ce n'était reprendre leurs deux chemins comme si rien n'était arrivé, repartant pour un an de ressentiments silencieux ?

Maintenant, la tendance était peut-être à la reconstruction, que le moindre faux pas, le moindre mot de travers pourrait réduire à néant. Et quel dommage ce serait, de s'être donné en spectacle quelques semaines plus tôt pour finalement repartir de zéro ce soir. Sailor ne sait pas vraiment à quoi s'en tenir, avec Faye, et se doute que la trêve n'a pas pour but de les pousser dans les bras l'un de l'autre, ni même de remettre à neuf une amitié qui n'a jamais vraiment cessé d'être en dents de scie. Mais un peu de cordialité lui ferait plaisir, ne serait-ce qu'en l'honneur du bon vieux temps. Alors, il ne peut s'empêcher de se mettre un peu la pression.

Fraîchement arrivé devant le bar, quelques minutes d'avance, il embrase une cigarette pour patienter. Et pour occuper ses mains, parce que Sailor abhorre l'immobilité. Que ce soit debout à l'entrée ou bien assis à une table, tant que rien ne le distrait, les doigts s'en chargent en improvisant un quelconque ballet. Ou en se contentant du va-et-vient du bâtonnet de tabac vers ses lèvres. Il ne lui semble pas en être à la moitié qu'il aperçoit la silhouette de Faye se dessiner sur le trottoir ; bien qu'elle l'aurait d'elle-même vu assez rapidement, il ne peut s'empêcher de faire un signe de la main, témoignant d'un certain enthousiasme. Certes, la sérénité n'est pas au rendez-vous, mais pour autant, la joie n'est pas du tout feinte. Les secondes chances n'arrivent pas tous les jours, les retrouvailles entre vieux amis non plus ; Sailor est reconnaissant, au destin et à Faye, de lui avoir offert ces rares opportunités. « Hey ! » Qu'il salue, souriant. En fait-il trop ? Il n'espère pas : loin de lui l'idée que ses gestes effacent le pire de ces dernières années, et en même temps, marcher sur des œufs toute la soirée ne les avancerait pas à grand chose. « Comment tu vas ? Ca t'dérange, si je finis ma clope avant d'rentrer ? »

@Faye Warren

C'est vrai que Sailor est sous tension. Pour une fois, il parvient à faire preuve de clairvoyance sur la situation avec Faye : un équilibre à la fragilité de cristal. Cette crainte-là, ceci dit, a quelque chose de positif. C'est une motivation pour faire les choses bien. À croire qu'il devient enfin mature, prenant conscience de ses responsabilités dans ce qu'est sa vie et ce que sont ses relations ; et des efforts qu'il doit faire pour qu'elles aillent en son sens. Que Faye fasse remarquer son stress – et, dans une moindre mesure, la chemise qu'il a pris grand soin de repasser – lui tire un rire amusé. Elle reste aussi observatrice, aussi perspicace, même des années après. Sailor songe que, depuis le premier jour, elle a toujours dû voir clair en lui. Déceler le potentiel de destruction armé dans sa poitrine. Pas étonnant qu'elle ait toujours dardé un œil suspicieux à son égard. « J'avais promis, pour la chemise ! Quant au stress… ça va passer. Je crois. » Il sourit, tire sur la cigarette déjà presque consumée. Rien qu'un ou deux verres ne sauront arranger. Faye ne l'a sans doute jamais vu ainsi tendu, et lui-même, d'ailleurs, n'en a pas l'habitude. Mais il pourrait bien s'y faire – n'en a pas le choix, réellement. Ce doit être cela, de prendre de l'âge. Et, espère-t-il, un semblant de sagesse. « Ça va bien, aussi ! Content d'être là. Vraiment. » Terminant sa nicotine, il l'écrase dans le cendrier au mur, puis gesticule théâtralement en direction de l'entrée du bar. « On y va ? »

Puis la suit dans l'établissement, pour s'installer sur une table. « L'premier verre est pour moi, j'te dois bien ça. » Indique-t-il avant d'étudier la carte avec attention – le grand classique de relire de bout en bout une liste de cocktails aux noms connus par cœur, pour finir avec une pinte d'ambrée. Il a ses petites habitudes, et les bières au bar en font évidemment partie. « J'suis content que t'aies pu dégager une soirée dans ton emploi du temps de ministre pour moi, c'est un honneur. » S'amuse-t-il, mi-taquin, mi-sérieux. Il a cru comprendre que ses spectacles de drag lui prenaient beaucoup de temps, et qu'ils étaient nombreux. « Ca se passe toujours bien, le drag ? Et, d'ailleurs, j'ai même pas eu l'occasion de te demander si tu faisais autre chose à côté, la dernière fois. » Il a l'impression de poser les questions les plus basiques, le niveau zéro de faire connaissance avec un inconnu ; mais c'est peut-être ce qu'il leur faut, une vraie table rase.

@Faye Warren

Penché sur le menu, les pensées tournoyant plus autour du contexte général de l'entrevue que de son choix de boisson - ce sera une bière, comme toujours, car Sailor n'est pas très inventif, sur ces choses-là -, il se sent scruté ; ne s'étonne pas, relevant les yeux, d'avoir ceux de Faye rivés à lui. Elle a été plus vive à faire son choix, manifestement. Lui ne sait qu'hésiter, pour toujours se retrouver à la même place. Les boissons comme métaphore toute trouvée de son existence. « J'ai un truc entre les dents ? » Lance-t-il, du bout d'un sourire taquin, préférant prendre à la rigolade l'intérêt de Faye pour lui. Si la nervosité n'est pas encore parfaitement dissipée, il parvient au moins à se montrer égal à lui-même, sans même se forcer. « On fait comme ça. T'en fais pas, c'est pas demain la veille que je commanderai du champagne. C'est bien trop raffiné pour moi. » Il n'a jamais été bien compliqué : apprécie la bonne nourriture, la bonne bière. Rien de grandiloquent, il n'y trouverait pas sa place. Sailor aime tout ce qui peut se partager, sans se prendre la tête. Simplement. C'est un des rares sujets sur lesquels il lui semble s'entendre sans réserve avec Faye, d'ailleurs.

Avec intérêt, il l'écoute décrire son activité sous toutes les coutures ; s'il est familier, de loin, avec les scènes de drag, avoir droit à un tour d'horizon de l'envers des coulisses est assez fascinant. « J'pensais pas que c'était galère à ce point-là. » Reconnaît-il alors. Il n'en a que plus de respect pour Faye - et les autres performeurs dévoués à cet art - de s'accrocher ainsi, malgré des conditions pas toujours favorables. Puis elle explique pourquoi, et il ne peut qu'acquiescer, impressionné, voire émerveillé par la passion qui émane d'elle. Il s'est souvent fantasmé avec un tel feu au corps, Sailor, mais force est de constater qu'il n'a pas trouvé ce qui l'anime vraiment. Si une telle chose existe ; car ça n'est pas donné à tout le monde, d'avoir ce genre de vocation. Peut-être que ce n'est pas fait pour lui, qu'importe combien il y a cru. « Ca a l'air super, en tous cas, que tu t'éclates autant en faisant ça. Et puis, qui sait où ça va te mener. » Réfléchissant un instant, il ajoute : « T'as déjà pensé à t'inscrire à RuPaul ? C'est la seule émission que j'connais, y'en a peut-être d'autres, tu l'sauras mieux que moi, mais ça pourrait peut-être t'aider à en vivre davantage, si t'avais plus de visibilité ? Et j'me rappelle de la pâtisserie de tes grands-parents, maintenant que t'en parles. C'est bien de concilier les deux. Ta famille va bien, d'ailleurs ? »

Après avoir remercié le serveur, il lève effectivement son verre vers Faye, à ce qu'ils vivent, comme elle le dit si bien. « A nous, ouais. » Qu'il suggère à son tour, souriant, avant de porter sa pinte à ses lèvres. C'est assez incroyable, qu'ils en soient là ; lui, le premier, n'aurait jamais parié sur eux. Ce qui mérite bien de se lancer quelques fleurs. « D'instruments, oui, c'est ça. J'avais pensé à ajouter quelques CD, mais ça s'vend pas très bien. » Qu'importe, s'il est de la vieille époque. Il adore, lui, la musique en physique. « Disons que ça va, ça vient. C'est pas c'qui rapporte le plus, mais j'ai quelques clients qui viennent régulièrement acheter du matériel, et je pense qu'ils font un bon bouche-à-oreilles. Et à côté, quand j'ai le temps, je cherche des vieilles pièces en ligne et je les retape. C'est pas assez régulier pour dégager beaucoup de revenus, mais quand ça arrive, j'en tire de bons prix, et j'aime beaucoup faire ça. J'ai dû être anthiquaire, dans une autre vie, j'adore donner une seconde vie aux objets. » C'est toujours un petit crève-coeur, d'ailleurs, de céder les instruments sur lesquels il a passé beaucoup de temps à des inconnus. Mais la boutique en a besoin, bien sûr. « Et toi, tu joues encore de la guitare ? T'as peut-être plus l'temps, remarque, avec tout ce que tu fais déjà. »

@Faye Warren

« Drag Race, voilà. » Sailor sourit de sa propre ignorance, pas même capable de retenir le nom correct. Il faut dire que, déjà, les titres des contenus qu'il regarde avec attention ont la fâcheuse manie de lui échapper – alors, ceux qu'il n'a suivis que d'un œil, à force d'un ou deux épisodes disséminés au fil du temps sur son écran, n'ont aucune chance de s'imprimer dans sa mémoire. D'autant qu'il ne doute pas que cette dernière soit amochée, avec le temps et toute l'herbe qu'il a pu consommer. « Dragula ? J'ai jamais entendu c'nom-là. Mais, de c'que j'ai vu de Drag Race, c'est vrai que c'est pas tout à fait ton style. » L'écoutant attentivement, il acquiesce lorsqu'elle indique ne pas être prête. Sailor ne peut qu'imaginer, surtout avec les indications données plus tôt, les moyens financiers qu'il faudrait pour briller dans une telle émission, et c'est certainement le genre d'occasion qui ne se produit qu'une fois dans une vie, lorsque l'on est sélectionné. Il se fait donc encourageant, et content, en tous cas, que Faye ait autant de suite dans les idées. « T'as raison de prendre ton temps. »

Un franc éclat de rire lui échappe, devant les manières faussement outrées de Faye. Cela aussi, c'est rassurant. Et, en même temps, c'est sur lui-même que le lapsus en dit long ; parce qu'il a abandonné – pas la musique dans son ensemble, certes, mais bien sa composante la plus essentielle : le fait d'en jouer – l'idée que ce soit le cas des autres lui vient avec un naturel navrant. Alors que, finalement, il n'y a que lui qui se soit laissé sur le carreau. Cela l'attriste, d'être à la traîne. D'avoir perdu de vue sa passion. Pour autant, il n'aurait souhaité ce déclin à aucun de ses anciens amis. « Évidemment, suis-je bête. T'as un vrai talent, ç'aurait été dommage d'arrêter... Et content que la vieille Dolly s'porte bien, c'est une battante, elle en a vu, du pays. Evidemment, si t'as besoin d'aide pour l'entretenir, ce s'rait avec plaisir. » La suite de la discussion est logique, en un sens – c'est la musique qui les a rapprochés, Faye et lui, et qui les a contraints de s'entendre pendant si longtemps ; nul étonnement, donc, de la voir les apaiser à nouveau. « C'est gentil. J'ai peur que ma boutique n'soit pas adaptée à un spectacle, et encore moins à recevoir du monde, mais j'y penserai. Peut-être pas dans mon local, mais en louant une petite scène et en sponsorisant l'événement avec le nom de la boutique... Ouais, ça pourrait l'faire ; c'est une bonne idée, j'vais y réfléchir. Merci, Faye. » Le regard plus doux, moins fuyant, sincère. « C'est pareil pour moi, si j'peux faire quelque chose pour t'faire plus connaître... Pour tes prochains spectacles, on pourrait mettre des flyers dans la boutique, par exemple, si t'en imprimes. J'ai pas une foule de clients, mais ce s'rait toujours ça d'pris. »

Son verre est terminé ; voyant que celui de Faye est sur la même voie, il capte le regard du serveur pour se faire resservir la même chose. L'heure est à la légèreté, après tout. Sailor en vient même à se dire que la conversation est plus fluide qu'elle ne l'a jamais été. Question de maturité, sans doute. Les bières reviennent à eux et, à nouveau, le voilà qui lève sa chope. « A tes futures apparitions sur tous nos écrans, alors ? » Lance-t-il, souriant, en référence à leur conversation sur Dragula. Sans même réfléchir, il reprend la parole. « En tous cas, si tu le fais, faudra qu'tu m'préviennes ; j'raterais ça pour rien au monde, on pourrait même se faire des watch parties, avec Dante et Johann. »
Et puis il réalise, benêt, que ça y est, il s'est aventuré sur le terrain de discorde. Johann. De cela, malgré la cordialité du moment, il n'est pas sûr qu'ils puissent en revenir. « Oublie, c'était idiot. » Qu'il grommelle finalement, dans sa barbe, embarrassé. Pas vraiment prêt à faire voler leur trêve en éclats – mais, dès lors que Johann est ramené sur le tapis, peut-il en être autrement ?

@Faye Warren

Rien n'aurait su lui faire saisir l'ampleur du changement avec autant de vivacité que le miroir tendu par Faye, qui semble au même titre que lui apprécier la conversation. Qui, surtout, se montre bien plus amène qu'il ne l'a vue depuis de longues années – peut-être même depuis les premières entrevues, celles où il n'en avait pas encore assez montré pour lui donner des raisons de ne dormir que d'un œil à ses côtés. La méfiance avait eu tôt fait de s'immiscer entre eux, avant même que Sailor n'ose conscientiser son attraction pour Johann – comme quoi, l'instinct de Faye paraissait tenir de l'infaillible –, en résultent donc très peu de souvenirs partagés entre deux qui ne soient teintés de la tension si vite érigée entre eux. Elle pourrait tout aussi bien être en train de jouer un rôle pour éviter que le rencontre ne tourne au vinaigre, bien sûr ; Sailor se la figure assez bonne actrice pour qu'il n'y voie que du feu, mais sait surtout qu'elle n'est pas femme à perdre du temps inutilement, et encore moins à brosser dans le sens du poil quelqu'un qui l'irriterait. Elle n'a jamais pris de gants, avec lui – à vrai dire, c'est une des raisons pour lesquelles Sailor la respecte autant, bien que les propos en résultant aient rarement été bien reçus. Au moins, avec elle, il n'a jamais eu à s'inquiéter des faux-semblants desquels le commun de la population semble si facilement s'accommoder. Rien que de l'honnêteté, aussi crue et piquante que l'on puisse la concevoir.

Et, une fois qu'ils ont trinqué à la future célébrité de Faye, la réaction face à son faux pas l'étonne. Un rire, qui sonne plus étonné que contrarié. Et il s'imagine, un instant, se regarder à travers les yeux de Faye – un vrai chien battu, prêt à fuir la queue entre les jambes pour le seul motif d'avoir évoqué Johann. Il y a de quoi en rire, en effet, et Sailor ne s'oppose jamais à un peu d'autodérision. Alors, c'est d'un ton léger, exempt des excuses qu'il se préparait à laisser couler en cascade, qu'il réplique finalement. « Voldemort, oui, exactement. C'est une bonne métaphore. » Puis d'écouter attentivement la suite, sans pouvoir s'empêcher de lever les yeux au ciel, au souvenir de ces premières retrouvailles désastreuses et du type qui avait cru opportun de s'y inviter. « En ma défense, le mec m'avait dragué, pas le contraire, et j'étais mortifié. J'aurais mille fois préféré disparaître six pieds sous terre que de rentrer avec lui. » Cela étant, la déformation de l'histoire ne l'étonne pas ; par le passé, ça ne l'avait jamais tant dérangé de faire les yeux doux à d'autres au vu et au su de Johann. Une sale manie qui les avait traînés aux Enfers.

Il s'apprête à enchérir sur cette hypothétique idée de watch party, mais Faye ne lui en laisse pas le temps, reprenant avec un ton étonnamment doux pour demander si Johann et lui sont jamais revenus sur leur relation passée. La formulation autant que l'intention le surprennent, et Sailor reste bouche bée quelques secondes ; peut-être le temps, aussi, de réfléchir sérieusement à la question laissée en suspens. « Non, pas vraiment. » Répond-il finalement, après avoir fait l'effort de se repasser en vitesse accélérée ces quelques fois où il a revu Johann. Le bar, le cimetière, son appartement. Autant d'instants incongrus, hors du temps. « On a dû l'évoquer en passant, mais on n'en a jamais vraiment reparlé. Et, t'as raison, ce serait peut-être une bonne idée. Quant à mes quatre vérités... j'suis prêt à les entendre, alors fais ça quand tu veux. » Il lui en aura fallu, du temps – cinq années étirées sur le terreau d'une mauvaise foi à toute épreuve – et nombre de bouleversements, dont revoir Johann et constater les séquelles dont il s'était jusque là tenu ignorant, mais il est sincère : le moment est sans doute venu de confronter tout ce qu'il a fait de mal. Sailor espère simplement qu'il aura la même énergie lorsque Faye décidera d'effectivement lâcher ses foudres sur lui. Mais les probabilités sont bien meilleures que quelques mois plus tôt, et, de sa part, c'est déjà énorme.

@Faye Warren

Comme par écho à ses présentes pensées, c'est exactement ce que lui déclare Faye : que lui a changé – et, dans un autre contexte, venant de quelqu'un d'autre, la remarque aurait sans doute été minime, presque à en passer inaperçue, mais entre eux, elle signifie beaucoup. D'autant qu'il ne peut qu'acquiescer, peut-être quelque peu tristement, quand Faye étaye son affirmation en rappelant qu'il avait été un temps où Sailor n'aurait nullement été ouvert aux critiques qu'elle aurait à énoncer. S'il ne sera pas d'accord avec chacune de ces fameuses vérités qu'elle s'apprête à lui asséner, ils n'auront néanmoins aucun mal à s'accorder sur un point : il a été sacrément con, et pendant sacrément longtemps. Déni et orgueil comme deux œillères opaques, deux faux-amis assassins de relations et d'évolution. Il lui aura fallu des années pour s'en rendre compte, et il peine encore à prendre, exactement, la mesure de l'étendue des dégâts.

Alors, c'est calmement qu'il écoute Faye, dans un premier temps, sans chercher à la contredire. Simplement à l'entendre, comme pour ne pas aussitôt la faire mentir. Sailor laisse même une pause s'instaurer lorsque Faye s'arrête de parler, autant pour s'assurer de ne pas lui couper la parole que pour prouver que les mots suivants ne revêtiront aucune volonté belliqueuse. « J'comprends tout ce que tu dis, et, merci pour ça. Si j'peux quand même un peu m'expliquer – pas pour t'attendrir ou quoi que ce soit, mais parce que ça m'embête que tu puisses penser que j'ai volontairement manipulé Johann. C'était pas le cas, même si je comprends que c'en ait eu l'air. J'étais juste persuadé que les relations conventionnelles, c'était pas pour moi. J'ai jamais eu de modèle, là-dessus. Mes parents semblaient bloqués l'un avec l'autre plus qu'autre chose, ils s'faisaient chier ensemble, ils s'aimaient pas. Ils restaient ensemble parce qu'ils s'étaient mis ensemble, que c'était juste normal, et moi, j'ai toujours eu peur de ça. J'ai grandi avec ça, j'en voulais pas, et j'voulais pas que mon couple avec Johann ressemble à ça. C'est pour ça que j'voulais essayer quelque chose de différent, sans compter que j'ai aucun problème à différencier le sexe et les sentiments. Ca n'excuse rien, ça n'excuse surtout pas de pas avoir vu que Johann pensait différemment. Mais j'peux pas te laisser croire que j'ai voulu le manipuler. » Il prend une gorgée de bière, geste cruellement trivial après la confession, bien plus profonde – et intime – qu'il ne l'avait escomptée. Ce n'est pas le genre de choses qu'il a dit à grand-monde, et il ne s'attendait certainement pas à en avouer tant à Faye, mais, puisqu'ils en sont à être honnêtes… cela lui a semblé étrangement approprié, et même s'il se sent vulnérable de s'être presque mis à nu, il ne sent pas poindre le moindre regret. « Mais je sais tout ce que j'ai, ce qu'on a perdu, par ma faute. Et je sais que Johann est exceptionnel. J'ai tout fait de travers avec lui, mais j'ai jamais aimé quelqu'un autant que lui. » Il aimerait bien conclure, conformément au souhait particulièrement bienveillant de Faye, en prétendant être bel et bien heureux ; ne serait-ce que pour garder la face. Mais rien de tel ne sort. Sailor préfère le silence à une omission de vérité peu convaincante. Il n'est pas malheureux, non, c'est déjà cela de pris. Mais il pourrait arranger encore tant de choses, et en bâtir d'autres. Le bonheur, le vrai, semble bien loin. « Toi aussi, t'as changé. » Qu'il remarque à la place, avec un petit sourire entendu. « Je suis content que t'aies cessé de m'en vouloir. Pas parce que ça m'arrange, mais parce que t'as l'air apaisée. J'préfère te voir comme ça, même si j'avais mérité toute ta colère. »

@Faye Warren

Quelque chose d'assez remarquable semble se passer : Sailor peut presque ressentir l'attention sans faille de Faye, là où, par le passé, les deux auraient plutôt été du genre à se couper la parole et à essayer d'obtenir l'ascendant dans toute conversation sans faire l'effort de s'écouter. À cet égard, il se considère tout autant coupable qu'elle. Difficile de savoir lequel avait inconsciemment lancé ce petit jeu puéril, et à présent, cela importe peu. C'est une chose dont ils peuvent être fiers : le besoin de pointer du doigt, de rejeter la faute sur l'autre pour un rien s'est dissipé, peut-être pour de bon. S'il a encore trop de pudeur pour le reconnaître oralement – et sans doute que les mots ne quitteront jamais sa bouche – Sailor lui en est infiniment reconnaissant. « Je vois c'que tu veux dire. Y'a qu'les imbéciles qui changent pas d'avis, hein… Comme nous. » Loin d'être vexé – peut-être qu'il l'aurait été si la remarque incisive de Faye n'avait porté que sur lui mais, par chance, elle s'est inclue dans le tas –, il acquiesce en l'entendant les analyser. Deux cons très lourds. Ouais, il ne l'aurait certainement pas mieux dit. Et sans doute reste-t-il beaucoup de ces caractères défectueux en eux, mais au moins peuvent-ils aller contre leurs instincts et tenter de les combattre, comme ils sont en train de le faire, l'un face à l'autre. En réalité, Sailor voit cela comme un mouvement de connivence, un tentative d'aller vers Faye – et réciproquement – plutôt que de s'opposer à elle, sans autre raison valable qu'un passé tumultueux. « Ouais, on peut dire ça… S'ils nous voyaient, les autres n'en croiraient pas leurs yeux. »

Silencieusement d'abord, il acquiesce, appréciant la compréhension dont Faye fait preuve, sans pour autant vouloir rebondir dessus. La confession était nécessaire, mais maintenant qu'elle s'est extirpée de ses lèvres, il ne compte nullement la rallonger. Pour ce qui est des excuses, en revanche, Sailor a conscience qu'il ne pourra pas y échapper. Ce qui est sans doute pour le mieux, cependant. Et il y a quelque chose de rassurant à voir Faye se lancer sur cette pente la première. « T'es toute pardonnée, Faye. Je t'en ai aussi voulu pendant des années, pour ces raisons, et puis parce que j'étais trop borné pour m'dire que j'avais tort, mais… je comprends, honnêtement. Johann a énormément de chance d'avoir une amie comme toi, et ça me soulage de me dire que t'es encore là pour lui. » Il aurait voulu être cette personne-là, évidemment. Pas prendre la place de meilleure amie occupée par Faye, pas vraiment, mais apporter autant de sécurité à son ex qu'elle avait su le faire. C'est à cela qu'aurait dû ressembler son rôle de petit ami ; à la place, il n'avait su offrir qu'un amour insuffisant, et beaucoup plus de problèmes que de solutions. Faye, il l'avait détestée d'être toujours là, si proche, dans les pattes de Johann et par conséquents, dans les siennes également, mais maintenant qu'il n'est plus légitime à se tenir aux côtés de celui auquel il a fait tant de mal, rien ne saurait mieux le consoler de savoir qu'elle, au moins, continue de se montrer digne de lui. « J'suis désolé d'avoir pas pris soin de lui comme j'aurais dû. Il méritait mieux que ce que j'ai été pour lui. J'aurais dû au moins voir venir la catastrophe. » Puis il hausse les épaules. Un ce qui est fait est fait mutique. Non qu'il pense que les excuses soient inutiles, loin de là : en revanche, comme les aveux délicats et intimes, il estime qu'il ne faut pas les faire durer plus que de raison. « Oui aux deux… bien sûr. J'aimais comme on vivait, j'aimais qu'on soit jamais posés au même endroit, qu'on soit libres. » Un léger soupir lui échappe. Malgré lui, il ne peut s'empêcher d'idéaliser ces années ; mais comment pourrait-il nier tout ce qu'il a sacrifié, au nom de cette soi-disant liberté ? « J'me suis habitué à vivre ici, à avoir un boulot, tout ça. Mais j'reste persuadé que c'est pas vraiment pour moi. Quant à Johann… Ouais, évidemment. Je t'ai dit, j'ai plus rencontré qui que ce soit comme lui. C'était mon premier vrai amour. Je sais pas si on se remet vraiment de ça. J'me dis qu'on doit trouver autre chose, à un moment donné, et que c'est pas forcément moins bien, juste… différent, mais… ouais, j'ai cette nostalgie-là. Surtout en vous revoyant tous. » Il porte sa bière à ses lèvres, pour justifier une pause. Pour desserrer quelque peu le nœud qui, subitement, s'est formé dans sa gorge. Et pour trouver le courage de laisser s'exprimer sa propre curiosité. « T'as carrément le droit de pas répondre et de m'envoyer chier, mais... Tu l'as déjà été, toi ? Amoureuse ? »