@Monroe Singh

Mina enfourcha sa moto, sentant la brise fraîche de l'après-midi caresser son visage. La ville bourdonnait de vie, les rues de Brisbane fourmillaient de voitures, de piétons et de cyclistes, chacun vaquant à ses occupations. Mais une chose occupait l'esprit de Mina plus que le tumulte urbain : le bruit étrange qui émanait de sa moto depuis le matin. Après avoir rendu visite à Santiago au ranch en périphérie de la ville, elle avait entendu ce cliquetis inhabituel. Un son métallique, presque comme un murmure sinistre, qui l'avait accompagnée tout au long du trajet de retour. Cela l'avait inquiété suffisamment pour qu'elle décide de rendre visite à sa sœur aînée, Monroe, au garage où elle travaillait. Elle n’était pas enchantée par cette perspective, mais elle n’avait pas le choix ; Nancy (sa moto, nommée en hommage à Nancy Sinatra) avait besoin d’être checkée et on la facturerait partout ailleurs. La santé de son bébé d’amour était plus importante que tout. Mina avait tendance à prendre pour acquis que ses frères et sœurs ne lui refuseraient jamais un service -de la même façon qu’elle ne leur refuserait aucune faveur- et qu’en cas de récalcitrance, un grand moment d’yeux suppliants faisait généralement l’affaire. Ils l’avaient habituée à ça, ils ne pouvaient s’en prendre qu’à eux-mêmes.

Le garage de Monroe était situé proche de la ville, sur sa route. Mina lui trouvait un charme désuet. C’était bruyant, poussiéreux, gras, collant ; à peu de choses, c'était comme une boîte de nuit, un environnement dans lequel elle se sentait donc dans son élément. Peut-être était-ce d’avoir grandi dans une baraque encombrée de huit autres sales caractères que la jeune femme avait cette sensation familière dans ce genre de cadres. Pour un Singh, le bordel et le brouhaha n’avait rien de dépaysant. Quoi qu’il en soit, c'était là que Monroe passait ses journées, entourée de machines, de pièces détachées et de l'odeur omniprésente de l'huile de moteur. Alors qu’elle ralentissait à l’approche du bâtiment, Mina ressentit une pointe d’appréhension. Ses tripes lui hurlèrent soudainement de faire demi-tour, mais elle détestait l'idée que quelque chose puisse être sérieusement endommagé sur sa moto. Mètre après mètre, la mélodie mécanique s’amplifiait. Elle gara la Kawasaki devant l'entrée et descendit, jetant un coup d'œil à l'intérieur, cherchant sa sœur du regard. L'atelier était animé.

Monroe était là, penchée sur le capot d'une vieille Mustang. Ses manches étaient relevées, révélant ses petits bras trop maigrichons pour pareil labeur. Mina n’avait jamais compris comment son aînée avait atterri dans cet environnement. Ses cheveux blonds étaient en bataille, les mèches sauvages hors de son chignon brouillon encadrant son visage concentré. Mina s'approcha doucement, ne voulant pas interrompre sa sœur en plein travail. "Hey sis’," lança-t-elle nerveusement, sa tentative d’avoir l’air enjouée trahie par un déraillement de ses cordes vocales la faisant tendre vers l’anxiété. "Nancy me fait des misères, tu jetterais un oeil ?" Cash, pas de dentelle, pas de fioritures, de politesse excessive -de politesse tout court. Pourquoi faire ? Moe savait forcément que Mina ne serait pas là si ce n’était pas pour demander un coup de main. En quête d’un signal physique d’agacement ou d’impatience à son encontre, la cadette Singh détailla sa sœur de haut en bas ; elle saurait rapidement si elle ferait mieux de dégainer les puppy eyes. Au-dessus de ses mains huileuses, sous le revers de son haut, elle décela un large hématome paraissant plutôt frais. "Qu'est-ce qui t'est arrivé ?" demanda-t-elle en pointant la blessure d’un mouvement de tête. “Tu t’es battue avec un kangourou ?”

@Monroe Singh

Mina fit une grimace en voyant la tentative de Monroe de dissimuler ses blessures. La réponse du genre « C’est rien » n’était pas vraiment convaincante, surtout avec l’état de son aînée. Mais Mina avait appris à ne pas pousser les choses trop loin. Elle haussait les épaules pour signaler qu'elle ne chercherait pas à en savoir plus, du moins pour l'instant. Moe était l’aînée, elle savait mieux, elle gérait, point. Ce fut la conclusion de la blonde tandis qu’elle allait chercher Nancy et qu’elle l’amenait jusqu’à l’endroit désigné par Monroe. Cependant, il n’était pas exclu que la cadette gratte un peu la surface, inquiète pour sa sœur, si elle n’avait pas encore envie de lui hurler dessus dans une poignée de minutes. Moe n’était pas toujours une insupportable cheffetaigne. Pas quand il était possible de parler bécanes et autos avec elle en tout cas. Avec les années, ça s’était peu à peu résumé à ça. C'est pourquoi même un “ça va ?” lui arracha une grimace. Avec elle, ce n’était jamais une demande innocente et sans arrière pensée. Ce n’était pas la simple forme de politesse et de courtoisie que tout le monde employait sans même plus en réaliser l’atroce banalité. Non, Moe, c’était un “ça va ?” de maman, curieux, inquisiteur, indiscret.

Mina attendit un moment, se demandant si elle devait répondre à la question de sa sœur. Elle n’en avait aucune envie. Néanmoins, elle était venue la bouche en coeur pour demander un service que Moe semblait en effet prête à lui rendre, elle n’allait donc pas l’envoyer chier. Et quitte à être ensemble pendant les quelques minutes nécessaires au check-up de la moto, autant les rendre moins chiantes qu’une partie de bataille navale. Bien que la cadette ne soit pas du genre à étaler ses émotions, elle sentait que cela pouvait être l’occasion d’ajouter une minuscule brique au pont en ruines qui avait fini par les séparer. “Je vais bien, je suppose,” finit-elle par dire en croisant les bras. “Juste un peu fatiguée avec le boulot et tout le reste.” Comme tenter d’entretenir seule une baraque pour neuf personnes où s'entassaient plus de trente ans de souvenirs autant sous forme d'albums photos que de vieux Tupperwares ; continuer de nourrir tous les chats errants du quartier dont leur mère s’était prise d’affection en prétendant que ce n’était pas un mécanisme de deuil ; et gérer seule le paternel qui suivait le même schéma d’autodestruction qu’ils finiraient tous par emprunter un jour dans cette famille. Le reste, quoi.

Elle laissa échapper un petit rire pour masquer son inconfort. « Et toi ? T’es pas supposée passer tes journées à la maison en bouffant des chips devant les rediffs de Desperate Housewives ? » Elle se rapprocha du poste de travail de Monroe, observant les outils éparpillés et les pièces en cours de réparation. « J’imagine que ça doit être fatigant, surtout à ce stade. » Le regard de Mina se posa sur sa sœur, cherchant des signes de fatigue ou de douleur, tout en attendant la réponse.

@Monroe Singh

Mina esquissa un sourire en coin à la mention de Desperate Housewives. “Je sais, c’était une plaisanterie. Mais bon, je comprends. Je me vois mal rester chez moi à rien faire aussi. Ça rendrait dingue n'importe qui.” Elle regarda Monroe se pencher sur Nancy, observant les gestes experts de sa sœur. Malgré leur éloignement, Mina avait toujours respecté l’ardeur au travail de Monroe et son talent pour la mécanique. Elle hocha la tête en l’écoutant parler de son amour pour le garage, comme si elle y était mieux que chez elle. La cadette observa sa soeur avec une expression qui mélangeait curiosité et résignation. Elle savait que Moe avait toujours été du genre à tout prendre sur elle, mais Mina voyait bien que quelque chose n’allait pas. Elle appréciait cette passion que sa sœur avait pour son métier, un peu comme elle aimait la liberté que lui procurait Nancy. Mais elle ne pouvait ignorer le reste. Le ton de Monroe était si tranquille, si habituel, comme si tout était parfaitement sous contrôle. Mina avait du mal à croire que Moe pouvait détester être chez elle à ce point, surtout en cette période où elle devrait se reposer. “Tu devrais quand même essayer de moins en faire, tu sais,” dit Mina en haussant les épaules, tentant de garder un ton détaché.

Elle savait qu’elle ne pouvait pas forcer Monroe à parler de ce qui se passait vraiment, tout comme elle-même n’aimait pas qu’on chercher à lui arracher les mots de la bouche comme une dent crevée, mais elle pouvait au moins essayer de lui montrer qu’elle était présente au besoin, malgré leurs rapports tendus. “T’aimes prendre soin des gens, mais y’a pas de mal à prendre soin de soi.” Elle fit une pause, hésitant avant de continuer. “Si tu fais tout le boulot ici et chez toi, ça va finir par te rattraper.” Elle regarda Monroe droit dans les yeux, cherchant une réaction. On ne pouvait pas dire que la jeune femme parlait par expérience et ses mots pouvaient sonner comme des généralités d’une banalité affligeante. Néanmoins, elle songeait qu’il n’y avait pas de mal à montrer, même maladroitement, qu’elle en avait quelque chose à cirer.

Le silence qui suivit était lourd, chargé de tout ce qui n'était pas dit entre elles. Mina croisa les bras, regardant sa sœur s’affairer autour de Nancy. Elle se rapprocha encore, essayant de trouver quelque chose à faire pour aider, mais sachant qu’elle ne serait probablement qu’un obstacle. “Il en dit quoi, Cole ?” C'était une tentative maladroite d’ouvrir la porte à une discussion plus profonde. Mina savait qu’elle marchait sur des œufs, mais elle ne pouvait pas ignorer ce sentiment persistant que quelque chose clochait chez Monroe. “J’espère qu’il attend pas les pieds sur la table que tu fasses le rôti tous les soirs.” elle ajouta avec un rictus nerveux, jouant la carte de la blague tout en craignant de mettre les pieds dans le plat. Elle en connaissait plus d’une, des nanas qui réalisaient, après avoir accouché, qu’elles s’occupaient non pas d’un gosse, mais de deux en comptant leur cher et tendre. Et c’était pas ce que sa soeur méritait.