Le 30 mai 2024 -- Elle avait tout organisé, Monroe. De la cérémonie à la réception qui avait suivie. Après tout, c'était son rôle à elle. Son rôle d'aînée de la fratrie de s'occuper de cela. Après tout, Aaron en aurait été incapable. C'est à peine si elle l'avait vu depuis son retour à Brisbane. Saoul à longueur de journée et de soirée. Il était égal à lui-même. Elle avait d'ailleurs été étonnée de le voir arriver à la cérémonie un peu près bien habillé, un peu près sobre. Un peu près convenable. Il était là. Sûrement grâce à Madeleine. Parce qu'il n'y a qu'elle qui a probablement réussi cette exploit. La plupart des enfants de la fratrie Singh avait fait acte de présence. Certains plus que d'autres, d'ailleurs. Mais Monroe comprenait leur choix. Chacun avait ses propres raisons de détester leurs parents. Ils avaient tous vécu une enfance de merde. Et Monroe avait fait tout son possible pour sauver les apparences. Pour éviter qu'ils sombrent. Pour leur donner un semblant de vie normale. Pour qu'ils soient un minimum heureux. A présent, ils étaient tous devenus des adultes plus ou moins comblés. A présent, la fratrie Singh n'avait plus autant besoin de Monroe. Sauf ces derniers jours. Elle se souvient quand l'hôpital l'a appelé. Elle se souvient quand les mots ont été prononcés. « Elle est morte, Mademoiselle Singh. » Monroe se doutait que ça arriverait un jour. Sûrement qu'elle avait imaginé que cela arriverait plus tôt. Mandy ou Aaron, c'était du pareil au même. Ses deux parents avaient eu une vie bien remplie. Alcool, drogue, sexe. Une vie rock'n'roll que Monroe n'avait jamais compris. Une vie sans attache – sauf entre eux deux – et sans aucune responsabilité. Pas même celle d'élever leurs enfants convenablement.

La maison familiale se vidait petit à petit. Monroe n'était plus là au quotidien pour entretenir les lieux et cela se voyait. La machine à laver était en panne depuis des lustres, une ampoule du salon était HS et non remplacée. C'était un sacré bordel ambulant. Alors qu'elle commençait à ranger les restes et à faire un coup de ménage dans la maison, elle vit Marty partir vers le jardin. Lieu de prédilection où ils s'étaient souvent retrouvés, tous ensemble. Si l'un d'entre eux était le plus touché mais le moins expressif, c'était bel et bien Martin. L'homme était resté un enfant, se transformant parfois en adolescent. Elle savait qu'il lui en voulait d'avoir quitté la ville il y a cinq ans de cela. Et depuis son retour, Monroe et Marty n'avaient pas encore eu le temps d'avoir une vraie conversation. Elle jeta les quelques verres en carton dans le bac à recyclage – qui était étonnamment, elle soupçonnait être la seule à l'utiliser – et elle alla chercher une bière et un soda dans le réfrigérateur. Une bière pour Martin, un soda pour elle. Après tout, Monroe ne touchait jamais à l'alcool. Elle avait bien trop peur de terminer comme leurs parents. De ne pas savoir s'arrêter, de consommer à outrance et de devenir une horrible mère. Ses pas la dirigèrent vers le jardin et elle vint s'asseoir aux côtés de Martin. Lui tendant la bière. Elle sortit ensuite son paquet de cigarettes pour s'en allumer une. Seul vice dont elle n'arrive pas à se défaire. La clope. Monroe en a besoin. Elle a ralentit sa consommation depuis qu'elle est enceinte, mais elle est incapable d'arrêter. _ Un penny contre une de tes pensées. Ou plutôt, une bière. Dit-elle en posant sa tête sur l'épaule de son frère. L'instant se figea dans le temps. Voilà bien longtemps qu'ils ne s'étaient pas retrouvés ainsi. Juste eux deux.

 

Le 30 mai 2024 -- Elle n’était pas une mère parfaite, Mandy.  Ai-je encore en mémoire des souvenirs de ce qu’elle aura été tendre avec moi ou avec mes frères et soeurs ? La tête posée contre la pilasse du porche de la terrasse, je fouille. Je cherche, je réfléchis en tirant nerveusement sur le mégot de ma cigarette. Je crois que mes mains tremblent à chaque mouvement parce que j’ai mal. J’ai mal d’être de nouveau réduit à me poser des questions qui m’ont blessé durant mon enfance, mon adolescence et pour lesquelles je pensais avoir perdu tout intérêt. Pourquoi n’a-t-elle pas changé, maman ? Pourquoi n’étions-nous pas plus important que sa décadence ? Pourquoi, nous, ses enfants qu’elle avaient pourtant portés, ne valions pas grand-chose face à la drogue, face à cette folie destructrice qui la liait à mon père ? Où est-il d’ailleurs ? Je jette un coup d’oeil autour de moi : je ne le vois pas. J’aperçois les premiers invités qui s’en vont. Je croise surtout le regard de Raphaël qui m’adresse un signe de la tête et je n’ose poser me pupilles délavées sur sa petite soeur. Josephine est là, à ses côtés. Je sens le poids de son inquiétude, mais j’attends qu’elle ait détourné les yeux pour répondre aux politesses de mon grand-frère pour la contempler. Je suis heureux de l’apercevoir. Sa présence est un onguent sur les plaies ouvertes de mon coeur en deuil, mon coeur qui ne nage plus dans l’incompréhension, mais qui se noie, littéralement. Je n’arrive même pas à trouver du réconfort alors que Monroe s’approche à pas de loup, un bière à la main comme pour m’apprivoiser. Elle s’est assise à côté de moi et, d’instinct, je lui ai adressé un sourire avant de trouver un intérêt soudain à mon pompe. Ce ne sont même pas les miennes : je les ai empruntées à Raph au même titre que mon costume. Je ne pouvais pas porter le seul accroché à un cintre de ma garde-robe : il n’est pas destiné à être utilisé dans le cadre de ma vie privée, celle sur laquelle j’imagine avoir gardé le contrôle. Aussi, en observant les semelles, je me demande dans quelle mesure il est trop tard pour réussir sa vie.

A quel point suis-je perdu dans mes pensées quand me hèle ma grande soeur pour que je lui répondre, au préalable, un : ”Quoi ?” qui semble sous-entendre que j’essaie à gagner du temps. ”Merci pour la bière.” ai-je ensuite ajouté, l’ouvrant en gardant au passage la main de ma soeur dans la mienne. Je joue avec ses doigts à l’image du gamin que j’étais jadis. Je les observe un instant. Je rassemble mes esprits, je me concentre, je m’emploie à trouver quoi dire d’intelligent ou de tout simplement sincère. ”Tu as pas besoin de marchander pour que je te dise ce à quoi je pense.” ai-je soupiré aussi longuement que le loup dont le but est de détruire la cabane en paille des petits cochons. ”Je la déteste. Je la déteste de s’être foutue en l’air. Je la déteste d’avoir été égoïste. Je la déteste de…” De nouveau, je suis happé par les longs cheveux de Josephine, beaucoup trop près, et je m’égare de nouveau.  ”C’est comme ça que les Hommes fonctionnent ? Ils viennent et il se barre sans s’inquiéter de ce que les autres ressens ? Qu’est-ce qu’il nous manquait, tu crois ? ” Que n’avions-nous pas pour retenir l’attention de Mandy assez longtemps pour lui souffler l’envie de nous aimer, de nous adorer, de prendre soin de nous quand elle aura été moins efficace qu’un chatte avec ses chatons.

 

Le 30 mai 2024 -- Monroe avait plutôt bien pris la nouvelle. Mandy était morte. Elle ne la reverrait plus. Plus jamais. Mais est-ce que cela avait une quelconque importance ? Pas vraiment. Peut-être. Monroe n'arrivait pas à se décider. Mandy avait été la pire des mères que la fratrie Singh aurait pu avoir. Etait-il possible de faire pire ? Non. Aurait-elle pu faire mieux ? Bien-sûr. Monroe avait été la figure maternelle de la fratrie. Elle avait été celle qui avait panser les blessures, celle qui avait signé les mots pour les sorties scolaires, celle qui avait trouvé de l'argent pour nourrir toute la tribu. Elle n'avait jamais compté sur Mandy alors que leur mère n'avait fait que de compter sur Monroe. Sans jamais l'en remercier. Elle n'avait pas cherché à ce qu'elle le fasse mais tout de même. Monroe n'avait jamais eu cette reconnaissance. Monroe avait toujours été laissée de côté. Alors, la perte de Mandy lui faisait ni chaud ni froid. Elle ne perdait pas une mère, après tout. Mais elle savait qu'à leur hauteur, chacun de ses frères et soeurs étaient touchés de manière différente. Madeleine était la seule à être aussi effondrer. D'autres s'en fichaient royalement -- presque comme Monroe. Et puis il y avait Martin. Marty qui se torturait les méninges. Elle pouvait voir dans ses yeux le flot de questions qui se bousculaient dans sa tête. Alors, elle n'attendit pas longtemps avant de le rejoindre. Une bière dans la main, pour lui, même si elle n'appréciait pas le fait que Marty puisse se laisser aller à boire de l'alcool -- et un soda pour elle ; elle vint s'asseoir aux côtés de son petit frère. Elle le tira de ses songes en lui tendant la bière. Leurs mains restent soudées l'une à l'autre. Marty jouant avec les doigts de la brune. _Quoi ? Merci pour la bière. Elle acquiesça silencieusement. Elle attendait, sans le brusquer, que son cadet lui exprime le fond de ses pensées. Elle savait que Marty avait été le plus touché par son départ, il y a cinq ans. Elle savait aussi qu'au fond de cette carcasse qui se veut forte était resté le petit garçon souffrant de cette situation. Celle dans laquelle leurs parents les avaient laissé. _ Tu as pas besoin de marchander pour que je te dise ce à quoi je pense. Souffla-t-il. _ Je la déteste. Je la déteste de s’être foutue en l’air. Je la déteste d’avoir été égoïste. Je la déteste de… Il s'arrêta quelques instants pour regarder quelqu'un. Monroe suivit son regard et vit que celui de Marty s'était posé sur une blonde. Jeune. Trop jeune. La soeur de son meilleur ami, si ses souvenirs étaient exactes. Elle fronça doucement les sourcils et mit cette information de côté. _ C’est comme ça que les Hommes fonctionnent ? Ils viennent et il se barre sans s’inquiéter de ce que les autres ressens ? Qu’est-ce qu’il nous manquait, tu crois ? Son coeur se serra. Parce qu'il y avait ces mots. Ceux prononcés par un enfant qui souffrait. Elle tira sur sa cigarette tout en continuant de laisser Marty jouer avec ses doigts. _ Ce n'était pas nous le problème. Mais elle. Evidemment. Monroe aussi avait douté. Pendant longtemps. Et finalement, elle avait rencontré Ethan. Et grâce à lui, elle s'était rendue compte qu'ils n'étaient pas les seuls dans cette situation. Il y avait les Singh, les Mayhart et probablement pleins d'autres. _ Elle préférait Aaron et sa came à nous. Elle était accro bien avant notre naissance. Et jamais on aurait pu y faire quoi que ce soit, tu sais. Elle était dans son monde, dans sa bulle, elle ne nous voyait pas. Dit-elle en haussant les épaules. Marty n'y était pour rien. Marty ou n'importe qui de la fratrie. Mandy était égoïste. _ C'est malheureusement le cycle de la vie, tu sais. Les Hommes naissent puis disparaissent. Toi aussi, un jour -- mais le plus tard possible -- tu laisseras des personnes qui t'aiment derrière toi. Elle eu un pincement au coeur, Monroe. Parce que ça lui rappelait des souvenirs qu'elle espérait faire disparaître. La mort de Maeva. C'était elle la plus âgée de la fratrie. Elle qui aurait dû partir en premier. Et elle n'était pas certaine de pouvoir supporter une nouvelle perte dans la famille. Non, cela serait au dessus de ses forces. Parce qu'une mère ne devrait pas perdre ses enfants. Et Monroe les aimait comme s'ils étaient les siens.

 

Le 30 mai 2024 -- Je jette un oeil sur l’assemblée et je me demande combien pleure réellement ma mère. Une personne ? Cinq ? Dix ? Alors que ma soeur s’approche, je devine, pour bien la connaître, qu’elle compte parmi ceux qui considère que l’univers se portera mieux sans notre mère. Et pour cause, elle n’a jamais rien fait pour elle si ce n’est lui refiler la responsabilité des gamins qu’elle aura mis au monde en tout égoïsme. Je suis un facteur de l’addition qui a abouti à la somme des responsabilités de Monroe. Dès lors, je ne m’avance pas des masses et par le biais unique des hypothèses en concluant avec moi-même qu’elle trouve dans ce décès une forme de soulagement. Irait-elle jusqu’à le vivre comme un juste retour des choses ? Un cadeau de la justice elle-même ? Ai-je seulement envie de savoir ? Je l’ignorais jusqu’à ce que ma soeur, assise à côté de moi, me tende une bière. Je ne perçois pas, dans son attitude, la crispation de l’affliction d’une perte dramatique. Je distingue plutôt une profonde inquiétude qui m’est entièrement dévouée. Elle m’est consacrée au point que taire ce qui me déchire le coeur ressemblerait à une insulte. Bien sûr, j’ai pris le temps de la réflexion : j’ai posé ce “quoi” qui sous-entend que je cherche quoi répondre, quoi dire pour ne pas tracasser ma soeur tout en veillant à ne pas lui mentir. Je n’aime pas manquer d’honnêteté à son endroit : elle ne le mérite pas. Alors, je lui confie mon désarroi en mots durs, en mots terribles pour qualifier mes émotions et peut-être trop tendre à mon goût pour décrire mes peurs de gosse. ”J’aimerais bien le croire, oui. Mais, c’est peut-être un peu trop facile, non ?” ai-je lancé en tournant la tête en direction de mon aînée (j’ai quitté ma contemplation de la jeune blonde qui m’accompagne en pensées bien trop souvent à mon goût). ”Ouais. Je connais le concept. Je sais bien que je suis pas immortel. Je sais aussi que c’est normal qu’elle soit morte avant nous.” Je ne prétendre même pas être surpris quant aux circonstances de sa mort : elles étaient inévitables. ”Je te parlais pas de sa mort, Mo. Je te parlais de ce qu’elle n’a pas fait. Et ça, c’est la grande différence entre elle et moi. Je ferai pas de gosses, moi. Je ferai pas des gamins que j’ai pas envie d’assumer. Ce qui ne veut pas dire que je comprends pas pourquoi toi, tu en veux… ” me suis-je corrigé de peur de la froisser. Je ne la juge pas sur ses choix et j’emploie à lui sourire avant d’avaler une gorgée de ma bière. ”Toi, tu seras une mère parfaite. Tu as ça dans le sang.” A-t-elle seulement eu le choix ? Est-ce bien juste de résumer Monroe à ce qu’elle a fait pour nous et non ce qu’elle a accompli loin de Brisbane ? ”Excuse-moi. C’est pas comme ça que je devrais dire les choses” Mon regard s’est perdu au loin. Il s’est égaré dans l’horizon cette fois : je ne fixe ni ne suis quiconque des yeux. ”Je crois que j’essaie juste de te dire merci… pour ce que tu as fait. Je suis pas ingrat, tu sais. je sais que me poser toutes ces questions, c’est pas cool pour toi.” Peut-on néanmoins me reprocher d’avoir cru - et de croire encore - que je suis un maillon faible, un raté, un type que même sa propre mère n’a pas réussi à aimer.