@Cassie Yeun  

Le soleil s'était couché depuis longtemps sur Brisbane. Tandis que la ville s’était enveloppée d'un voile sombre et scintillant de lumières urbaines, le Connor's Pub, niché dans une ruelle animée, bruissait encore des échos d'une soirée bien remplie. Les dernières notes de musique s'éteignaient doucement, remplacées par le cliquetis des verres et le murmure atténué des conversations qui s'étiolaient. Derrière le comptoir, Mina essuyait un dernier verre. Son shift touchait à sa fin, et malgré la fatigue accumulée, une sensation de satisfaction l’envahissait. Depuis un peu plus de six mois, la jeune femme était devenue l’un des visages familiers de l’établissement. Assez pour que les habitués aient pris le pli de l’appeler par son prénom, ce qui était toujours plus agréable que les “madame”, “mademoiselle” et autres “hey toi” anonymes. Ce soir, comme tant d'autres, elle avait jonglé avec les commandes, les verres et les conversations, passant avec aisance d'un client à l'autre. Malgré la fatigue qui pesait sur ses épaules, elle souriait, un sourire sincère et lumineux qui lui avait permis de se faire sa place à folle allure.

Le pub était maintenant presque vide, les derniers clients titubant vers la sortie sous l'œil vigilant et bienveillant de Mina. Le rituel de fermeture était un moment qu’elle chérissait : la transition douce de l’agitation à la quiétude, le bruissement des balais sur le sol, le cliquetis des verrous de la porte d’entrée. Sa chevelure décolorée, souvent attachée en un chignon désordonné, encadrait un visage aux traits encore poupon, contrastant parfois avec la fermeté nécessaire pour maintenir l’ordre aux alentours du comptoir. Elle avait une manière unique de gérer les clients un peu trop éméchés, une combinaison de fermeté et de douceur qui faisait merveille. Le Connor's était un refuge pour beaucoup, un endroit où ils pouvaient se sentir chez eux, et Mina s’efforçait d’y contribuer.

Alors qu'elle posait le dernier verre propre sur l'étagère, la porte réservée au personnel s’ouvrit sur Cassie. Devenue co-propriétaire du Connor’s, Cassie, avec ses cheveux bruns en cascade et son sourire malicieux, avait un air de jeunesse éternelle malgré les années. Les deux femmes se connaissaient depuis longtemps, et une complicité particulière les liait. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, Mina n’avait ressenti aucune difficulté ni gêne à se tourner vers elle lorsqu’il fut question de dégoter un job à son retour d’Indonésie. Elle avait été victime de son propre orgueil mal placé assez de fois pour savoir qu’il n’y avait pas mort d’homme à demander de l’aide quand cela était nécessaire.

Cassie s'approcha du comptoir, ses talons résonnant légèrement sur le parquet du pub. "Encore une soirée réussie, on dirait," dit la cadette Singh en souriant. Elle déposa son chiffon derrière le bar et s’étira, ses bras tendus vers le plafond. “J’te sers un truc ?”

@Cassie Yeun

Elle avait de petits yeux, Cassie, comme mi-clos à force de concentration sur l’écran et une montagne de papiers. Heureusement que la lumière du pub était tamisée et n’agressait pas ses rétines fatiguées. Mina, elle aussi, était un peu usée par la soirée. Son podomètre devait encore indiquer un bon quinze mille pas de piétinement incessant. Pas une seconde pour s’asseoir. Elle se laissa aller contre le comptoir, son dos soulagé par un peu de soutien. “Hmmm, il est sans doute un peu tard pour … Oh et puis non, tu sais quoi, une Pale Ale. Je n’ai pas le cœur à boire seule, cela étant dit.” La jeune femme acquiesça avec un sourire en coin. Dans l’un des petits frigos, elle saisit une Pale Ale, la décapsula avec un mouvement expert et en versa une généreuse dose dans un verre pour Cassie, avant de se servir à son tour. La mousse montait dans un mouvement hypnotisant. Oui, elle l’avait bien mérité elle aussi. Mina y allait mollo sur la boisson. Terrain à addictions oblige, elle prenait garde à ne pas tomber dans un nouveau travers. Mais elle n’allait pas refuser un verre avec Cassie, sorte de grande sœur supplémentaire -comme si elle en manquait. Son verre rencontra le sien dans un léger tintement qui ne célébrait rien du tout. “Tu as l’air de te plaire ici, je suis contente.” commenta Cassie, faisant légèrement rire Mina. “Contente ou surprise ?” Un peu des deux, sans doute. C’était son cas à elle aussi, pour être honnête. Portant la bière à ses lèvres, la blonde ferma un instant les yeux afin d’apprécier à la fois le goût et le calme. Elle réalisa qu’elle avait soif, sûrement depuis quelques heures d’ailleurs, ce qu’elle ne remarquait jamais avant d’être en totale déshydratation. Un vrai chameau. “J’avais peur que tu te sentes un peu à l’étroit ici … On est loin d’une plage balinaise.” Une fois rafraîchie, Mina reprit. “C’est moins crevant que de construire des maisons, et c’est payé.” Deux bons points en faveur du pub, à ses yeux. Surtout une façon détournée de confirmer qu’elle ne s’y sentait pas mal. De plus, les horaires réduisaient drastiquement les possibilités de croiser son paternel qui, même s’il ne travaillait pas, passait étrangement toutes ses journées dehors dieu seul savait où et pour quoi faire. “Comment ça se passe, à la maison ?” demanda d’ailleurs Cassie. Mina sentait la tension sous-jacente dans la question. Elle savait que c’était dans sa nature de s'inquiéter pour elle, pour la famille entière, mais l'idée de parler de la situation à la maison la mettait mal à l'aise. Son père avait toujours été un sujet délicat, un homme aussi imprévisible qu'un putain de casoar sauvage. "Ça va," répondit-elle finalement, tentant de sonner plus convaincante qu'elle ne se sentait vraiment. "On se débrouille." Elle prit une autre gorgée, ses pensées dérivant vers la maison, vers ce lieu où elle retournait chaque soir avec un mélange d'appréhension et de résignation. Le regard de Cassie était pénétrant, mais empreint de compassion. Un regard qu’elle appréciait chez elle et qui la révulsait chez n’importe qui d’autre. Les gens pouvaient bien aller se faire voir avec leur pitié à deux balles. "Et toi, comment ça va avec Nola ?" demanda Mina, cherchant à détourner la conversation vers des sujets relativement moins lourds. "Elle doit te manquer quand elle n'est pas avec toi."

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“Tes frères passent à la maison, de temps en temps ?” La question restait suspendue dans l’air quelques instants, et Mina prit une nouvelle gorgée de sa bière pour se donner le temps de formuler sa réponse. “Oui, de temps en temps,” finit-elle par dire. “On est tous un peu perdus dans nos propres vies. Parfois, je me demande s’ils se souviennent encore que je suis là." Elle s’esclaffa doucement, un rire triste et sans joie derrière un masque cynique. "Mais bon, on fait avec ce qu’on a, n’est-ce pas ?" Mina se sentait légèrement coupable de ne pas avoir de nouvelles plus positives à donner, mais c’était la réalité de leur situation familiale éclatée.

Elle écouta Cassie parler de Nola avec une attention sincère. “On se débrouille.” La réponse résonnait étrangement familière, un écho de sa propre tentative de masquer les difficultés sous une couche de résilience. “Mais ils s’adaptent vite à cet âge-là, en définitive je pense que c’est plus compliqué pour Ada et moi que ça ne l’est pour elle. On continue de se prévoir des moments à trois pour qu’elle comprenne qu’on va rester une famille malgré tout cela.” Mina hocha la tête, admirative de l’effort et de la détermination de Cassie à maintenir une certaine normalité pour Nola. Elle ne pouvait qu’imaginer la difficulté de gérer une telle transition. Faute d’exemples de couples sains, elle avait d’autant plus de mal à se figurer des séparations propres. “Mais c’est vrai qu’elle me manque lorsqu’elle n’est pas là.” Cassie semblait perdue dans ses pensées un instant, et Mina pouvait presque sentir le poids de l’absence de Nola à travers ses mots. “Pourtant je jure que je ne suis pas ce genre de mère pour qui plus rien n’existe d’autre que ses enfants, mais ...” Mais c’était une mère, et il paraissait que les mères normales avaient le sens du devoir, du sacrifice, du don de soi, et une abnégation dont la Singh n’avait jamais été témoin dans son propre cadre familial.

“Enfin, ça m’a donné l’occasion de remettre le nez dans le dessin et l’aquarelle, ça faisait des années que je n’avais plus le temps pour ça.” Cassie avait l’air d’apprécier cette petite lueur d’espoir, et Mina sourit en retour. “C’est bien. C’est important de retrouver des choses qui te font du bien.” La chaleur de la Pale Ale contre le froid de la soirée était réconfortante ; pour elle, à cet instant, c’était ça qui lui faisait du bien. "Je suis contente que vous trouviez des moyens de rester proches malgré tout," répondit Mina, un sourire compatissant aux lèvres. Elle restait à sa place malgré tout. Elle n’avait pas d’avis à donner, de bons conseils qui ne lui auraient pas été demandés. Rien qu’une petite voix qui lui murmurait que même dans l’adversité, Cassie avait de la chance, et elle en était un peu jalouse.

Elle marqua une pause, son regard se perdant dans la bière, avant de se tourner de nouveau vers la brune. “Je pense que le fait de se reconnecter avec des choses que tu aimais avant, comme le dessin et l’aquarelle pour toi, c’est un peu comme retrouver une partie de soi qu’on avait laissée de côté.” Mina, jusqu’à son retour, pensait qu’elle aussi avait mis de côté des parties d’elle. Notamment sa famille. Parfois, elle se demandait si ce n’était pas en quittant les chantiers humanitaires qu’elle avait sacrifié un bout d’elle au nom d’autre chose. Autant dire qu’elle était aussi perdue aujourd’hui qu’il y a six mois. Peut-être plus, même. "Tu sais, il y a des jours où j’ai l’impression que ma propre vie tourne en rond. Le Connor’s est une belle distraction, mais parfois, c’est comme si tout était en attente. Comme si j'attendais quelque chose pour vraiment me sentir chez moi, ou juste… trouver un sens à tout ça. Je suppose que tout le monde passe par ces moments de doute. Et comme tu dis, chaque petite chose compte pour garder le moral." Elle esquissa un sourire doux. “ Mais ce n’est pas la première fois que je le réalise, alors je suppose que ça relève du trait de personnalité maintenant.” Tourner en rond. Se paumer. Partir. Repéter.