T’as toujours été du genre active, comme fille. Pas forcément particulièrement sportive, même si tu fais de l’exercice assez régulièrement. Mais plutôt, tu déteste t’ennuyer, t’es incapable de rester en place, t’as besoin d’avoir toujours quelque chose à faire, une activité, n’importe quoi. C’est pourquoi tu t’investis beaucoup dans des associations, pour la plupart, en lien avec les animaux, et c’est pourquoi aussi, les jours où tu ne travailles pas, il est rare que tu restes chez toi à attendre que ça passe. Et l’avantage d’une implication associative, c’est qu’il y a souvent des évènements, des animations, qui nécessitent parfois des bénévoles, auquel cas tu te proposes systématiquement.

C’est le cas ce week-end. C’est le Woofest, et pour toi, pas question de manquer ça. Plusieurs associations sont présentes, dont la “Fondation Assistance aux Animaux”, dont tu fais partie depuis plusieurs années déjà. Parmi les activités du festival, une course de canicross est organisée, à laquelle les chiens des différentes associations sont inscrits, accompagnés chacun d’un bénévole. Les couples chien-humains ne sont pas encore annoncés, et t’as bien hâte de découvrir qu’elle adorable boule de poil te sera confiée. En attendant, t’es là depuis les petites heures du matin, étant venue tôt pour aider à mettre en place un certain nombre de choses.

Les visiteurs et les bénévoles affluent en masse depuis l’ouverture, annonçant une belle journée bien animée. Tu vadrouilles, te balade entre les différents espaces, croisant au passage un bon nombre de patient, avec qui tu t’arrêtes à chaque fois pour discuter un peu. La journée avance, l’après-midi arrive, et avec elle, la fameuse course. Les bénévoles y participant sont invités à venir rencontrer l’animal qui leur sera associé, et à récuperer le matériel, avant de découvrir quel sera leur binôme - humain, cette fois. La course se fera à quatre, deux chiens, deux humains, pour éviter les éventuels problèmes. Plutôt raisonnable, tu dois bien l’admettre.

Harnais autour de la taille, un magnifique setter irlandais au bout de la laisse, tu te rapproche à nouveau du groupe. Le chien qui t’as été attribué se nomme Copper, un nom fort adapté pour l’animal au pelage d’un roux éclatant. Celui-ci semble déborder d’énergie, et surtout, est surexcité, essayant de sauter absolument partout, d’aller voir tous ses congénères, et t’as bien du mal à le faire tenir en place. Au point que tu manques de rater l’annonce des duo de bénévoles. Tu entends ton nom, suivi d’un autre, qui te fait presque sursauter. Olive Morgan. Ça doit être une erreur.

Tu restes interdite quelques instants, avant de regarder autour de toi et de croiser le regard de ta belle-soeur - ex-belle-soeur - qui s’approche. Comment t’as fait pour ne même pas remarquer sa présence jusqu’ici ? Et surtout, qui a eu l’idée de vous mettre ensemble ? Qui s’est dit que ce serait drôle de faire ça ? Mais pas le temps de creuser cette question, l’institutrice est devant toi, et te salue. “Salut.” Son chien la tire vers le tien, tandis que le tien se met à bondir, ravi d’avoir un copain pour jouer, manquant au passage de te faire tomber. La tension qui règne entre vous ne semble pas perturber les deux canidés, et tu dois bien admettre que toi aussi, la situation t’amuse un peu. “Effectivement, je crois qu’on n’est pas au bout de nos peines. J’espère que t’es prête à courir, quelque chose me dit qu’ils vont nous faire cavaler.” Puisque vous êtes “coincées” ensemble pour encore un moment, autant essayer autant que possible de mettre de côté tous les non-dits, les questions, qui flottent entre vous. Et dans le fond, une petite part de toi est contente de la situation. Elle te manque, Olive. La belle relation que vous aviez te manque. “Je te suis.” La ligne de départ n’est pas bien loin, et bien vite, tous les participants s’y agglutinent. Vous êtes à peu près au milieu du pack, cernées de part et d'autre. “Prête ?” A peine a-t-elle le temps de te répondre, que le coup de sifflet annonçant le départ retentit, et une forte traction se fait sentir dans le bas de ton dos, manquant une nouvelle fois de t’envoyer à terre.

Durant les trois dernières années, t’as eu maintes et maintes occasions d’imaginer ce que donneraient tes retrouvailles avec Olive. T’as tout imaginé, du plus positif, au plus négatif, les situations les plus improbables comme les plus banales, mais rien n’aurait jamais pu te préparer à la réalité. A aucun moment ça ne t’avais traversé l’esprit qu’elle puisse se trouver là, comme toi, à ce festival - c’est idiot, d’ailleurs, tu sais à quel point elle aime les animaux, elle aussi. A voir son visage, elle non plus ne s’attendait pas à te voir, et encore moins à se retrouver en binôme avec toi pour la course.

Face à elle, tu ne sais quoi faire. Quoi dire. Il y a tant de choses qui planent dans l’air, entre vous, tant de non-dits, de rancoeurs, de regrets. Ça fait trois ans, mais tu ne sais toujours pas comment te positionner dans cette histoire. Tu n’as plus de contacts avec elle, et t’as pris, un peu, tes distances avec ton frère, comme pour ne pas avoir à choisir de camp. La vérité, pourtant, c’est qu’en décidant, à l’époque, de te rallier à l’avis de ta famille, t’as pris parti, et tu le regrettes. Parce que t’as beau tout retourner dans tous les sens, dans ta tête, rien ne va. Rien ne colle. Tu ne reconnais ni Micah, ni Olive, dans cette histoire. Tu refuses de croire ton frère violent. Tu refuses de croire Liv menteuse. T’es bel et bien coincée.

Mais ce n’est ni le lieu, ni l’endroit pour déballer tout ça. Viendra un temps, tu l’espères, où tu pourras échanger avec elle, peut-être enfin te forger une opinion définitive, même si cette éventualité te terrorise. En attendant, il y a plus urgent. Deux chiens, une course, et t’as pas envie de passer l’après midi dans une ambiance tendue. Aussi, tu t'efforces de mettre tout cela de côté, et de te montrer le plus cordiale possible avec ton ex-belle-soeur, espérant même, secrètement, qu’en oubliant vos histoires de famille l’espace d’une heure ou deux, tu parviendras à retrouver, juste quelques instants, un peu de cette complicité qui te manques tant.

Une fois devant la ligne de départ, il ne faut pas longtemps avec que l’ensemble des concurrents ne s’élancent, toi et Liv comprises. Vos partenaires canins ne vous laissent de toute façon pas le choix, pressés qu’ils sont de cavaler avec tout le reste de la foule, et vous vous retrouvez à vous faire tirer plus qu’autre chose. Copper ne manque pas de puissance, et malgré tout tes efforts, tu ne parviens pas à le diriger comme tu l’aimerais, ce qui cause un éloignement temporaire entre toi et l’enseignante, éloignement que vous finissez par combler en vous accrochant l’une à l’autre. Déjà à bout de souffle, tu ne peux t’empêcher de pester avec humour. “Costauds ET têtes de mules, on est tombées sur de vrais champions !”

T’as boutade n’a guère le temps de faire réagir ta compagne avant que tu ne l’entendes s’exclamer par la négative, freinant des quatre fers. Tu relèves les yeux, comprenant avec effroi ce qui est sur le point de vous arriver, et tu te mets à essayer de ralentir à ton tour, attrapant au passage son bras dans une tentative stupide d’éviter la chute. Mais la chute est, bien entendu, inévitable. Ni l’une ni l’autre, vous n’êtes en mesure de faire quoi que ce soit, les chiens étant à la fois trop fort et surtout, bien trop excités pour vous écouter. C’est la tête la première que tu atterris dans la boue à la suite de ta comparse. “Oof !”

Sur le coup, c’est un certain agacement qui s’empare de toi, mais celui-ci s’efface bien vite, lorsque tu te redresses. D’abord, en voyant les deux chiens, heureux comme tout dans la vase, la course totalement oubliée. Puis, surtout, en apercevant Olive. Qui s’excuse, l’air à la fois penaud, et amusée - du moins, t’as l’impression, vu que tu ne peux voir que ses yeux, derrière la couche de boue qui la recouvre intégralement. T’essayes de te retenir, un instant, mais c’est impossible, et tu explose de rire. L’image est bien trop cocasse pour y résister, et t’es certaine que t’as, de toute façon, l’air aussi ridicule qu’elle.

Le reste des participants est déjà loin, les quelques-uns ayant comme vous eu le malheur de chuter s’étant relevés rapidement pour poursuivre, mais vous restez là, assise dans la terre mouillée, en proie à un fou rire comme tu n’en avais plus eu depuis bien longtemps. Tu finis par reprendre ton souffle, tant bien que mal, en tentant de ne pas avaler de la terre au passage. “Je crois qu’on a perdu, hein.” Tu sens la laisse te tirer, manquant de t’entrainer un peu plus loin, toujours sur les fesses - t’as pas signé pour du toboggan pourtant. Tu essayes de te relever, en vain, une nouvelle fois tirée en arrière. “Tu crois qu’ils vont nous laisser sortir de là, ou on est coincées pour toujours ?”