@Jude Ainsworth Un après-midi, à côté de l'allée des zizis en plastique

Pourquoi elle avait demandé, à lui, de passer ici ?!

Parmi toutes les boutiques qui existent dans ce centre commercial, tous les fast food où Raphael aurait pu s’arrêter pour récupérer des frites et un sandwich de viandes froides, toutes ces franchises de fringues à la mode vues sur TikTok… Elle avait choisi de l’envoyer… Ici.

Dans l’allée 1, le garçon est incapable de faire un pas de plus. Par-dessus l’étagère qui fait office de mur entre lui et le monde dangereux, il aperçoit toutes sortes de… formes, si on veut. Il y en a des plus élancées, des plus courtes… Des plus larges et euh… Enfin. Des trucs tirés de films de science-fiction aussi, avec ventouses et succion automatique, modèle dernier cri. Les emballages en carton de tous les objets semblent s’être figés dans les années 80, les couleurs néons mises en avant au gré d’écriteaux gargantuesques. Pour quelqu’un qui a toujours apprécié l’abus de couleurs, Raphael se retrouve hébété pour la toute première fois de sa vie devant un tel éventail de possibilités. Il n’arrive tout simplement pas à faire un pas vers l’avant. Quelle galère ; l’allée des préservatifs et du lubrifiant, c’est la 3eme.

Frustré, Raphael tire son téléphone de sa poche pour vérifier le message que son amie lui a envoyé. C’est la quatrième fois qu’il décortique chaque lettre et chaque ponctuation. À chaque fois, il tire la même conclusion : elle lui a bien demandé de passer ici pour refaire son stock de coquineries. Elle lui a même envoyé une photo de sa bouteille de lubrifiant vide, tout droit récupérée dans le bac de recyclage, dont la silhouette floue se détaille dans le fond d’écran.

Prends pas la sorte à la cannelle qui chauffe, juste la normale sans parfum. T’es un amour, je te revaudrai ça ! qui accompagne la photo.

M’ouais. Elle lui revaudra ça si Raphael arrive à faire un pas de plus dans ce sexshop à l’odeur de cerise artificielle. Pour le moment, ça fait déjà plusieurs minutes qu’il fait semblant d’être intéressé par le rayon sous-vêtements, celui qui le rend le moins mal à l’aise. À chaque fois qu’il redresse le nez, il a l’impression de croiser le regard de personnes qui n’ont rien d’autre à faire que de rire de lui. C’est écrit sur son front à l’image d’un tatouage permanent : I have no fucking idea what’s going on here. Kill me.

Un mouvement s’entend dans la rangée 2, derrière lui. C’est par curiosité que Raphael bascule la tête pour lorgner sur la personne qui se cherche visiblement un nouveau jouet. Malgré toute l’ouverture d’esprit dont il peut faire preuve, il s’attendait à découvrir un visage féminin. Sauf que non. Et ce n’est pas seulement un visage masculin qui le surprend, ce sont aussi des traits aussi familiers qu’étrangers. Ce type, il a l’impression de l’avoir vu quelque part. Ce n’est pas à tous les coins de rue qu’il croise une chevelure aussi distincte. Il partage les mêmes boucles que Joe Goldberg. Et ses yeux… Attends… Plissant les paupières pour mieux focus sa vision, Raphael se met à scruter les yeux du garçon avec une concentration presque dérangeante, sans réaliser qu’il est carrément en train de le fixer.

Yep ! Les mêmes yeux que Joe Goldberg !

La dernière fois qu’il a fait la comparaison entre le physique de Joe et celui d’un autre garçon, c’était lorsque Jin lui montrait les dernières photos qu’il avait prises de son excursion entre tarés. Comme à chaque fois qu’il lui racontait ses aventures dangereuses, Raphael n’arrivait pas à se montrer complètement enthousiaste. Depuis un moment, à chaque fois que Jin part risquer sa vie pour quelques photos et de l’adrénaline, une boule d’anxiété se forme dans le ventre du danseur, dont le rythme cardiaque se calme seulement lorsqu’il sait son ami à nouveau sain et sauf. Ça ne lui faisait pas cet effet, avant. Quelque chose a changé, et s’il connait la raison de ce changement, il ne l’a pas encore dit à la voix haute, et il ne le dira certainement jamais. C’est mieux ainsi.        

@Jude Ainsworth Un après-midi, à côté de l'allée des zizis en plastique

La vie est remplie de leçons.

Quand Raphael avait trois ans, il a tenté de grimper sur le sapin de Noël pour attraper l’étoile qui lui faisait comme un chapeau. Les branches se sont affaissées sous son poids, son minuscule corps a été entrainé dans une chute qui lui aura cassé sa toute première dent de lait. Alertés par les pleurs de leurs fils, ses deux pères se sont précipités vers lui pour le rassurer. Leçon apprise.

Quand Raphael avait sept ans, il s’est jeté dans la rue pour récupérer son ballon ; le conducteur de la Ford flambant neuve n’a pas été ravi de faire rencontrer le capot de sa beauté et la borne d’incendie qui se tenait justement là. La manœuvre avait été nécessaire pour ne pas envoyer le garçon à l’urgence. Leçon apprise.

Quand Raphael avait quatorze ans, il a écrit au sharpie noir indélébile les éléments qui composent la cellule du corps humain sur sa main. La membrane, le noyau, la mitochondrie, tout ça. Quelle a été la surprise de son professeur de science quand il a découvert la délicate supercherie ! C’est d’un joli zéro qu’a été couronné l’examen de Raphael sans qu’il ne puisse trouver la moindre justification pour s’être si subtilement barbouillé la main. Leçon apprise. (prochaine fois, ne pas utiliser un crayon aussi opaque) (ou peut-être pas tricher du tout) (naaaaaah)

Quand Raphael avait dix-sept ans, il s’est aventuré au cœur d’un regroupement de rochers gluants, a glissé et entendu le craquement le plus terrifiant qu’il n’avait jamais entendu. La suite est connue. Elle continue de le hanter aujourd’hui. Pas de carrière dans la danse, pas de rêves qui persistent dans le temps, et une leçon qu’il continue de s’apprendre jour après jour.  

Quand Raphael avait vingt-huit ans, il s’est mis à dévisager un parfait inconnu de l’allée 2 du sexshop qui sent la cerise artificielle. À ce moment-là, il comparait le visage du garçon à celui d’un psychopathe fou allié en oubliant le contexte, la situation, le contenu de l’étagère qui séparait lui et Joe Goldberg. Du point de vue de ce dernier, Raphael était tout simplement ceinturé d’une fresque de pénis en plastiques. Rien de plus, rien de moins. « Si tu convoites quelqu’un pour t’en enfoncer un dans le cul, cherche plus loin. » LEÇON APPRISE !!

Avalant sa salive de travers, Raphael détourne les yeux tels le criminel pris la main dans le sac. Son sang lui monte tant à la tête que ses jambes s’immobilisent, blanches et raides, engourdies aussi. S’il avait pu, il aurait fui et se serait jeté sur l’autoroute et se fichant bien de ruiner la jolie Tesla d’un multimillionnaire à l’égo surdimensionné. Sauf qu’il bug là, truite en dehors de la rivière, à chercher son air au creux du coude contre lequel il s’étouffe à gorge déployée. Il lui faut bien cinq, même dix secondes pour réussir à s’accrocher à la vie. Quand il prend la parole, c’est avec la voix d’un fumeur de quatre-vingt-dix ans. « Merci. » QUOI ? Merci de quoi, au juste ? C’est le moment de dérouler la panoplie d’excuses en espérant que l'une d'elle donne un sens à cette discussion qui n'en n'aura jamais. « Désolé, je ne voulais pas dire ça, pas merci, c’était pas une offre que tu m’as fait, c’était le contraire d’une offre. Enfin, non merci, chercher quelqu’un pour ça, mais franchement je juge pas, c’est super… » Il louche sur un zizi violet au diamètre gargantuesque. « Gros. » Pour le coup, le détail des veines est assez réaliste. Chapeau à l’artiste ! « Euuh… On se connait non ? »

Bien sûr que non. Tu l’as vu dans une photographie.    

Fais genre que c'est ma faute, mademoiselle "je propose un cinéma porno en premier"