@Nora Mayfield Au Starlight, autour de 21h.

Les jours s’enchainent comme les petits boulots insignifiants que Raphael obtient au gré d’un C.V. porté ici et là, sans enthousiasme. Deux semaines plus tôt, il nettoyait les fenêtres d’une maison (d’un palace, vu la taille du machin sur le bord de la mer), et aujourd’hui il entame sa huitième soirée au Starlight. Préparer des boissons alcoolisées n’a jamais fait partie de ses plans ; mais, des plans, en a-t-il ? Si ce pub n’avait pas quelque chose de spécial dans son ADN, il n’aurait jamais serré la main du gérant avant que ce dernier ne le présente au reste des employés. Il y avait quelque chose de spécial qui se passait dans la grande salle de l’établissement. Entre chaque gin tonique ou bloody mary préparé avec la maladresse d’un débutant, Raphael pouvait lorgner la scène sur laquelle se met en spectacle des artistes de tous les styles. Parfois, c’était un garçon solo qui y montait avec sa guitare acoustique et ses cordes vocales, la soirée passée c’était un band composé de trois admirateurs de jazz qui souhaitaient faire revivre le genre essoufflé dans le quartier. Il y avait beaucoup de variété, et c’est ce que le grand rêveur appréciait de ce travail qu’il effectuait, comme d’habitude, avec très peu d’aise. Entre chaque sourire timide adressé à un client au joli minois, il s’abaissait sous le comptoir pour feindre de récupérer une bouteille, alors qu’il s’y mordait les doigts et punissait sa peau d’anglais de rougir si facilement. Déjà, il avait hérité d’un petit surnom que les habitués du bar employaient. La cerise sur le gâteau. The cherry on top. Ce surnom-là n’était pas si mal à l’inverse de ceux qu’on lui avait attribués durant son enfance. Alors il ne s’en plaignait pas et se contentait de ricaner à chaque fois qu’il l’entendait.

Huitième soir, donc. C’est au tour d’une demoiselle à peine majeure de faire de la scène son royaume. Elle a un visage enfantin, des traits innocents et une longue chevelure noir charbon qui coule en lambeau sur ses épaules vêtues de noires aussi. À son menton, elle porte la mentonnière de son violon et le fait crier une première note. Elle ajuste les chevilles sans regarder la salle à moitié vide. Elle tente une seconde note qui sort en chanson et acquiesce d’un signe fier de la tête. Elle vient ensuite se présenter au micro. Raphael se fait interpeler au même moment. « Un rhum coke stp. » Qu’un quarantenaire lui demande en sortant sa carte de crédit entre son index et son majeur.  

La musique s’élève depuis une vingtaine de minutes. Nora, la collègue qui l’accompagne ce soir au comptoir, vient d’arriver. Elle est toujours aussi ravissante ; un maquillage parfait ; un accoutrement parfait aussi. Il se trouve si laid à côté d’elle, alors, pour cette raison, elle l’intimide. Elle n’est pas méchante, sauf que sa prestance l’empêche d’être lui-même, et souvent il préfère baisser les yeux quand elle le regarde trop longtemps. « Je.vaisfaire untou... aux toilettes. » Il annonce à la jeune femme d’une voix saccadée. Il est obligé de répéter, car elle n’a rien entendu à travers la musique. « Je vais faire un tour aux toilettes ! » Le voilà à s’extirper de la ceinture de comptoirs, faisant attention de ne pas trop toucher les nids de germes que représentent les bordures crasseuses. Il n’a pas le temps d’atteindre sa destination qu’un changement de musique le stoppe dans sa lancée. Il reconnait une chanson de Mamma Mia!, et pour rien au monde Raphael ne manquerait ça. Dans un coin un peu plus dissimulé de la salle, il se pose avec des étoiles dans les yeux. Le rêveur reprend le contrôle de ce corps placé en autopilote. Les minutes s’écoulent dans l’univers pourtant figé dans le temps de Raphael. La scène, les rétroprojecteurs, la chaleur, les fils techniques qui se tortillent, le filtre de poussière… Avalé par le moment, il oublie complètement son emploi et ses responsabilités et devient client du bar.

(w/ @Raphael Elly)
tw; aucun.
Elle savait ce que c’était d’être le petit nouveau du coin. Si Nora était arrivée à Brisbane durant son enfance, il faut dire qu’elle s’était toujours adaptée facilement à ce qui l’entoure. Elle n’avait jamais vraiment eu de mal à s’adapter à l’Australie, son climat, le surf qui lui était familier, elle qui était originaire de la Californie. Ça lui manquait tout de même parfois, même si la dernière fois qu’elle avait mis les pieds dans sa ville natale pour compétitionner, elle avait ruiné sa carrière par cet accident de surf. Il lui était arrivé des choses pas toujours faciles à surmonter dans les derniers mois, mais elle ne laissait pas les embrouilles avec ses proches lui mettre des bâtons dans les roues, elle s’était trouvé des colocs avec qui elle s’entendait bien, sans jugement, le genre d’ambiance dont elle avait besoin pour pouvoir avancer. Elle n’était pas la plus organisée, il suffisait de demander à ses colocs alors qu’elle était bien trop bordélique Nora, mais elle s’y retrouvait dans son bordel, alors qu’elle était tellement appliquée et minutieuse dans ce qu’elle faisait au boulot. Son travail au café-pâtisserie qui ne concordait pas tout le temps avec son boulot au bar, mais elle n’y changerait rien. Elle avait fait tellement de sacrifice, par commencer par ses études universitaires qu’elle avait abandonnées. Petit pincement au cœur à chaque fois qu’elle se retrouvait à la plage. Cette passion pour la mer et l’océan et dont cet accident lui avait tout bousillé. Elle avait profité du soleil, même si la fraîcheur de l’hiver se faisait sentir. Elle donnait quelques conseils au stand de surf à des amateurs, avant de partir sur son chemin. Regardant l’heure sur son téléphone, elle était rentrée, Nora, elle devait prendre une douche, se préparer pour cette soirée au bar. Et puis elle devait rejoindre le propriétaire du bar qui avait embauché Raphael récemment. Elle l’aimait bien Raph et de toute façon, elle avait toujours été assez aidante pour les nouveaux qui débarquait au Starlight, mais elle n'était pas certaine, Nora que ce soit le genre d'endroit fait pour cette homme qui semblait avait du mal avec les foules. Elle était jeune Nora, mais quand on y pense, ça faisait des années qu’elle y travaillait. Elle aimait tellement l’ambiance, non seulement pour la musique, la musicienne, l'artiste en elle qui était comblée, elle ne pouvait demander mieux, que d’avoir quelques soirs à se produire sur scène. Elle n’avait pas de but précis Nora, elle ne se mettait pas la pression pour rien, elle n’avait pas d’aspiration à être une artiste, mais la musique avait toujours fait partie de sa vie qu’elle profitait de chaque moment quand elle avait la chance d’aller sur scène. Nora, elle avait d’ailleurs du nouveau matériel musical, mais c’était encore bien trop tôt pour qu’elle se retrouve sur scène pour le moment.

Elle avait pris le temps de rentrer chez elle, de prendre une douche, de se préparer pour la soirée alors qu’elle arrivait au Starlight, légèrement en retard pour ne pas changer, mais son patron devait être satisfait de son travail, qu’il n’en faisait aucun commentaire. Les clients, du moins les habitués qui la connaissaient bien en la voyant en service, n'hésitait pas à venir discuter avec elle alors qu'elle salua Raphael en arrivant. Elle se mettait derrière le comptoir à manier les bouteilles comme s’il n’y avait plus de secret pour elle à faire les cocktails. Barmaid expérimentée malgré ses vingt-six ans, elle profitait de la soirée, avant que Raph lui dise qu’il allait aux toilettes. Avec tout ce brouhaha, il a fallu qu’il lui dise deux fois plutôt qu’une pour qu’elle comprenne à travers la musique. Nora, elle n’avait pas hésité de l’accueillir, à l’aider même si Raph’ ce n’était pas le meilleur dans le coin, elle se disait qu’il finirait par trouver sa façon d’être dans ce bar. Le regard fuyant, c’est surtout ça qui l’avait déstabilisée, mais son client régulier qui faisait une nouvelle commande pour lui et sa bande. Hey, Nora ! Le petit nouveau nous a oubliés, des shoots pour la bande là-bas s’il te plaît ? Disait-il en pointant la table de ses potes. Je suis désolé, Sam, je m’en occupe. Elle lui faisait signe de tête, les minutes qui défilent en se rendant compte que Raphael n’était toujours pas revenu. Elle s’occupe de la commande Nora avant de commencer à jeter un œil aux alentours, cherchant des yeux Raphael, sans vraiment le trouver avec tout ce monde. Carlos, il est passé où ton petit nouveau ? Il va bien ? Disait-elle en haussant la voix pour que son patron puisse l’entendre. Elle n’a pas l’habitude Nora de passer derrière ses collègues et de réparer les gaffes auprès des clients, du moins ça, c’était avant que Raph’ ne se retrouve avec elle durant les soirées. Elle n’avait pas l’habitude non plus de se faire abandonner par ses collègues, alors elle espérait qu’il n’était rien arrivé de grave. Elle se libère de ses clients Nora, avant de pouvoir profiter de la musique et de se détendre un peu, avant que ses yeux se posent sur Raphael, spectateur de celle qui était sur scène. Les doigts qui tapent sur son épaule avant de le voir se retourner vers elle. Tu étais passé où ? On te cherchait partout ! Je sais que c’est beaucoup trop tentant, mais il y a des clients qui attendent, tu sais ? J’ai cru que tu ne te sentais pas bien, ça va ? Elle ne savait plus à quoi s’attendre Nora, pensant qu’elle avait tout vu depuis le temps qu’elle travaillait ici, mais elle travaillait avec quelqu’un d’aussi lunatique qu’elle, si ce n'est peut-être plus.

@Nora Mayfield Au Starlight, autour de 21h.

Raphael n’a pas encore d’attaches à ce bar. En tant que petit nouveau, c’est compliqué pour lui de sentir le véritable poids des responsabilités sur ses épaules. Il se croit interchangeable ; s’il doit partir demain, un autre perdu viendra prendra sa place. Il n’est pas essentiel au fonctionnement de cet organisme. Il y a les cœurs, les poumons, les foies, les reins, puis il y a Raphael, l’appendice. Ce doit être cette manière de se percevoir comme le maillon faible qui ne le fait pas réaliser que sa pause toilette commence à dangereusement s’étendre sur deux ou trois mélodies que joue la violoniste sur scène. Il a déjà oublié qu’il est un employé du Starlight maintenant qu’il se fond à la foule et que les vas-et-viens des clients autour de lui deviennent de plus en plus flou. En sécurité près d’une grande colonne mise à l’écart, il arrive à détacher son cerveau de l’ambiance bruyante pour seulement se focusser sur le frottement de l’archet sur les cordes du violon. Il croit même échanger un regard avec l’artiste et ça ne le gêne pas. Elle a remarqué qu’il est son meilleur public, l’un des seuls à sentir la musique traverser son épiderme, faire trembloter tous ses atomes. Ça doit l’amuser de constater que l’employer du bar s’est transformé en le meilleur client juste pour elle, mais elle semble touchée, alors elle continue d’exprimer sa passion même si presque personne ne l’écoute.

La bulle de Raphael se fait péter par une paire de doigts qui tapotent son épaule. Surpris, il sursaute et se retourne dans le même mouvement. Quand il fait face à sa collègue de travail, il vire au blanc. Il a l’impression d’avoir été interrompu en pleine activité prohibée. Le garçon ne ferait pas un bon criminel, alors il se contente de rester immobile, presque pétrifié, tandis que Nora lui demande ce qu’il fait là. Son ton n’est pas accusateur, mais il le perçoit quand même ainsi. Tout ce qui rentre par les oreilles de Raphael traverse d’abord un filtre altérateur de sens avant d’atteindre son cerveau. Le visage de la jeune femme n’est crispé d’aucune colère, mais ses yeux biaisés voit autrement. « Oh eum, pardon, ça va, je vais bien, c’est juste que… Enfin, je trouve ça dommage que personne ne l’écoute (il désigne la violoniste d’un vaste mouvement) alors qu’elle est vraiment talentueuse, et tout. Ça prend tellement de courage monter sur scène… » Mais il n’était pas question d’elle, plutôt de lui et son manquement à la règle. Il n’y a personne d’autre que lui et Nora pour servir les boissons ce soir. « Je comprendrais si on décidait de me mettre à la porte, franchement. » Il ne fait pas du tout dans l’exagération. Peut-être que, au fond, Raphael a envie de se faire renvoyer chez lui parce qu’il pourra dire qu’il a au moins essayé mais que ça n’était pas pour lui. L’autosabotage, ça le connait bien. Malgré tout, il doit admettre que, parmi tous les autres emplois bric-à-brac qu’il a testés dans les dernières années, celui-ci s’avère le moins ennuyant. Il n’a jamais le temps de se tourner les pouces, il y a toujours quelque chose qui arrive, toujours des commandes à réaliser (surtout les soirs de weekend) et, surtout, les oreilles de Raphael ont le bonheur d’héberger toute sorte de mélodies, parfois des titres qu’il reconnait, d’autres qu’il découvre pour la première fois.