@Elijah Hawkins 2016, au forum des métiers de Brisbane

La queue se rallonge… Devant Raphael. Il a arrêté d’avancer. À chaque minute, il fausse un nouveau sourire et l’adresse à cette nouvelle personne qui lui demande s’il attend son tour ou s’il peut se placer devant. D’un regard dépourvu de vie, il fixe les enseignes accrochées aux murs. La grande salle, qui a été louée et emménagée pour le forum des métiers qui se tient annuellement à Brisbane, est séparée en plusieurs sections. Le service à la clientèle, la restauration, les travaux manuels, les emplois de la ville… Il y a une si grande quantité de possibilités, mais le jeune homme qui a vu ses rêves s’écrouler plusieurs années auparavant continue de loucher sans grande conviction sur les lettres qui forment les mots entretien paysager. À la vue de la queue qui continue de multiplier son nombre de têtes, Raphael devine qu’il s’agit d’une branche qui intéresse beaucoup de gens. Celle du service à la clientèle se fait plus timide, et une jeune bénévole démotivée commence à soupirer derrière sa table recouverte d’une montagne de pamphlets. Elle relève le nez, croise le regard du grand enfant perdu, et ce dernier baisse aussitôt les yeux en se passant la main dans les cheveux. Pas question de montrer le moindre intérêt pour ce secteur ! Raphael n’a jamais réussi à adresser la parole à un client le premier, et on lui a reproché son manque d’entre-gens à moults reprises. Il a besoin d’un boulot qui se pratique dans le silence, si possible avec un casque d’écoute sur les oreilles, pour que la musique l’aide à visualiser une pièce de théâtre imaginaire dans les alentours. C’est la première fois qu’il vient ici sans s’accompagner de sa grand-mère, qui s’est sentie trop fatiguée pour le suivre dans cette mésaventure journalière. Il se sent seul, sa gorge lui pique, ses mains sont moites, il a du mal à respirer et il veut pratiquer la position latérale de sécurité.

Visiblement, il n’a pas l’intention de bouger le moindre muscle. Piquet planté au milieu de la salle, il continue d’observer le vas-et-viens des chômeurs ou des étudiants qui cherchent déjà à accumuler un peu de fonds pour s’acheter leur première voiture d’occasion. Il se fait bousculer, souvent regarder de travers (ou c’est seulement dans sa tête ?), et plus les secondes s’écoulent plus il a envie de faire l’autruche. Un mouvement sec vers le bas, la tête qui percute le sol… Ce béton semble assez solide pour lui déformer sa cervelle de pacotille. C’est beau, de rêver d’être un autre ; ou un oiseau bête qui ne réalise pas qu’il est en vie et qui n'a aucun soucis à se faire.

À gauche, il sent des yeux le scruter. Intimidé, Raphael fixe le mur vide. En béton gris, lui aussi. Une fine couche de sueur s’accumule sur son front brûlant, sa peau rougit, son cœur envoie tout son sang vers le haut et oublie de le ramener à ses autres organes vitaux. Avec un peu de chance, ce qui l’observe n’est en fait qu’un fantôme, mais quand il pivote un peu la tête pour confronter la réalité, ses yeux se plongent directement dans ceux d’un garçon de son âge qui le fixait bel et bien. Il ne prend pas le temps de le détailler. Il se râcle la gorge et s’afflige un torticolis fort regrettable en basculant sa tête vers l’opposé. Partout sauf là. Il déteste les eye contact. Ceux avec les inconnus, surtout. Il a l’impression qu’ils impliquent quelque chose de plus. Qu’ils sont intimes. Qu’ils permettent à l’étranger de lire dans ses pensées et de constater qu’il y en a beaucoup trop, là-dedans, et rien de bien joli. Seulement des nuages denses noir charbon qui pourrissent son estime de lui.  

@Elijah Hawkins 2016, au forum des métiers de Brisbane

Il y a trop de monde. Les sens de Raphael sont trop stimulés. Un seul regard posé sur lui donne l’impression qu’il s’agit de trente. Il veut disparaître. Sortir d’ici et se faire récupérer par sa mamie qui conduit de plus en plus aléatoirement sa voiture de treizième main. Il n’est pas obligé de devenir un adulte aujourd’hui, non ? Ça fait déjà des années qu’il procrastine les responsabilités des grandes personnes, qu’il compte encore les jours avant son anniversaire parce que ses parents savent si bien lui offrir des cadeaux. Cette réalité de plus en plus tangible lui déplait. Sous ses pieds, le plancher de béton gris se dérobe, avale ses orteils puis ses pieds puis ses mollets, jusqu’à ce qu’un choc électrique le percute de plein fouet, le faisant dévier de plusieurs pas. Il doit se secouer les puces comme un chien pour retomber sur Terre et comprendre ce qui vient d’arriver. Il n’y a aucune animosité dans la gestuelle du danseur qui a toujours eu l’impression de manquer de testostérone. Certains auraient envie de se défendre, de lever le poing, de blâmer. Raphael, lui, s’excuse d’exister. « Je suis désolé. Désolé, vraiment, désolé, je… » Il quoi ? Il n’en sait rien. De ses yeux plein de panique, il suit le mouvement que fait l’étranger vers son téléphone portable. Il l’a vraisemblablement échappé en entrant en collision avec lui. Il encore envie de s’excuser et de s’assurer que l’écran n’est pas fissuré, mais l’autre reprend la parole. « T’as décidé de prendre racine ? Tu sais pas où aller tellement les opportunités de métiers, tous plus merveilleux les uns que les autres, sont illimitées ? » Il n’est pas fâché, lui non plus. Tant mieux. Ce constat permet aux muscles du bouclé de se décrisper et à son sourire de se montrer un peu, timide qu’il est. « Ou alors, tu te fais autant chier que moi et ça, ce serait clairement plus compréhensible. » Oh, non, Raphael ne peut pas se faire chier dans un endroit aussi bruyant et actif. Il est constamment en alerte, et chaque bruit attire son attention. Il a les oreilles triangulaires d’un chat qui inspecte les environs et qui ne ferme jamais totalement l’œil. C’est épuisant de confronter l’humanité dans un endroit à la fois immense et restreint. Ça lui rappelle la cantine à l’école, ainsi que tous les groupes que formaient les élèves sans qu’il ne fasse partie de l’un d’eux parce qu’il était trop bizarre. « Je ne crois pas que ça s’applique vraiment pour moi… » Il bredouille avec timidité, venant replacer ses mèches un peu trop longues derrière ses oreilles. Cet étranger le regarde comme un être humain normal qui cherche à faire la discussion ; sauf que Raphael a l’impression qu’il scrute les défauts qui ponctuent son visage, de ses lèvres trop fines aux cicatrices d’acné qui triturent sa mâchoire. Il doit se dire qu’il est sale. C’est ce qu’ils disent tous pour justifier une peau aussi écorchée. Dieu sait que Raphael en a enchainé, des douches et des bains, en espérant retirer cette saleté permanente qu’il porte tous les jours. « T’as l’air perdu, mec. Pourquoi t’es là ? » Fronçant les sourcils, il esquisse un rictus embarrassé. « Comme la majorité des gens ici. Je me cherche un boulot, mais je ne sais pas ce que je veux faire. Et j’ai pas trop envie… de faire quelque chose… d’ailleurs… » Il confesse. Il aimerait continuer à rêvasser et à créer des chorégraphies dans sa tête. Quand il est occupé à nettoyer des vitres ou à tondre la pelouse, il n’a pas le temps de s’imaginer un scénario dans lequel le directeur de Broadway viendrait lui serrer la main et lui dire que sa blessure n’est pas un obstacle à sa carrière, qu’il a toutes ses chances à New-York.

Levant un œil vers la queue qui ne s’allonge plus autant qu’avant, il hausse mollement les épaules : « Il paraît que c’est pas trop mal, comme job, l’entretien paysager. » Ça explique pourquoi il s’est planté à quelques mètres de ce stand en particulier. C’est le seul qui ne lui donne pas envie de se tirer d’ici et de disparaître à l’autre bout du monde, sur un coup de tête.

@Elijah Hawkins 2016, au forum des métiers de Brisbane

Oh, non, Raphael ne prétendrait jamais avoir quelque chose d’exceptionnel. L’ennui l’affecte souvent. Il le combat en dissipant un après-midi entier à regarder une série Netflix ou des vidéos sur YouTube. C’est au cœur de son quotidien qu’il peut s’ennuyer. Le pire, c’est lorsque sa jambe le tiraille un bon matin et qu’il doit éviter de trop l’utiliser pour le restant de la journée. Il ne peut jamais prévoir les moments où il devra rester chez lui (chez sa grand-maman). L’inconnu est un poids supplémentaire sur ses épaules ; mais l’angoisse s’est transformée en ennui au fil du temps. Raphael ne peut techniquement pas s’ennuyer lorsqu’il n’est pas chez lui. En public, ses sens sont bien trop stimulés pour qu’il n’arrive une seule seconde à trouver le temps long. Les gens qui marchent autour de lui semblent courir. Ce garçon, qui lui a foncé dessus, était arrivé à la vitesse d’une voiture de F1. Et maintenant qu’il tente d’engager la discussion, ça bouille encore plus dans la tête du bouclé qui s’est perdu, et il peine à focus sur ce qu’il lui dit, demande aussi. Ses réponses arrivent donc bien en retard, enchaînent un long silence plein de réflexions bouillonnantes et des mmmh et des eeeeeh. « Eum, non, pas vraiment exceptionnel. » La seule chose exceptionnelle dans la vie de Raphael, c’est l’immense collection de flamants rose à sa mamie. Personne n’en a autant. Quiconque la rencontre y passe de longues minutes à observer chaque détail de chaque statuette, et ce sont souvent les mêmes exclamations qui s’échappent de leurs lèvres : Wow ! Incroyable ! Eh bah ! Mais ce n’est pas Raphael, l’être exceptionnel. C’est le grand nombre d’oiseaux roses. À côté, il est banal. « C’est la première fois que j’viens ici, alors j’ai pas trop le temps de m’ennuyer. » Il ajoute avec un petit gloussement, pour se donner l’impression de savoir ce qu’il dit, de trouver l’exercice social aisé.

L’autre, quant-à-lui, n’en est pas à sa première visite au forum de l’emploi. C’est ce que devine Raphael quand il se fait dire qu’il ne trouvera aucun boulot ici, contrairement à ce qu’il croit. Ça peut expliquer pourquoi il s’ennuie ici ; il sait d’avance qu’il perd son temps et qu’il ne sortira pas d’ici avec le moindre contrat signé. C’est au tour de Raphael de se demander ce qu’il peut bien faire ici s’il sait qu’il partira bredouille. « Pourquoi tu es ici si tu penses qu’on perd notre temps ? On t’y a obligé ? » Qu’il couine entre ses dents, après avoir fini de s’arracher un morceau d’ongle avec ses palettes. Ses doigts ont le goût du désinfectant à main qu’il a appliqué à l’entrée. Son esprit se perd à l’exploration de cette saveur plutôt amère, et une minuscule grimace vient fendre son visage en deux. Il ne contrôle rien de ce que son corps veut dire. Il ne peut pas se concentrer sur la moindre tâche « normale » tant la situation le fait perdre le contrôle. D’abord un lieu public, et ensuite un entraînement social avec un parfait inconnu ? Il s’endormira à 20h, ce soir, épuisé de cette journée fatigante. Oh, tiens, il a envie de se gratter les poignets. Scratch scratch…

« L’entretien paysager ? » Il paraît surpris, le jeune homme. Pourtant, c’est le stand qui compte le plus de têtes en attente. En tout cas, ce ne sont pas les emplois disponibles au McDonald qui font saliver les chômeurs. « C’est quoi ? Tu tailles des arbustes toute la journée ? Tu plantes des fleurs ? Tu jardines ? » Maladroitement, Raphael opine du chef en haussant des épaules. C’est un bon résumé. Sauf que le garçon n’a pas l’air d’avoir le pouce vert, vue la tête qu’il tire. Raphael se sent aussitôt gêné de trouver le jardinage intéressant. « Qui a envie de faire ça ? » Il déglutit. Certes, il n’aspire pas à faire des câlins aux arbres et à parler aux fleurs pour qu’elles prennent plus de couleurs, mais l’idée de rempoter un plant en écoutant de la musique, bien enfermé dans sa bulle, lui plaît bien. Ça ne le fait pas rêver, mais ce sera toujours mieux que le service à la clientèle, qui épuiserait sa patience en moins de dix minutes. « Ça ne me fait pas rêver mais… » Ça le gêne, maintenant, d’avoir songé à appliquer pour cet emploi-là. Même si le type ne parle pas avec dédain, Raphael prend chaque commentaire personnellement. « Ouais, non, t’as raison, c’est de la merde. » Il abdique, plutôt que de défendre son point de vue. Il ne se battra jamais pour son opinion, du moins, pas avec un parfait inconnu. « On ne tiendrait même pas deux jours, haha… » Autant jouer la carte de la dérision, se modeler sur le garçon pour tenter de plaire et d’être normal. Enfin… Normal, dans le monde de son interlocuteur, qui ne semble rien pouvoir prendre au sérieux. Ils ne sont pas ici pour les mêmes raisons, tous les deux.