@Hailey Roberts

La première réflexion que Sierra se fait, c'est que les murs du Netherworld revêtent cet habit quelque peu défraîchi de ces endroits longtemps délaissés, et retrouvés dans leur jus. Des lieux identiques au passé, des mémoires nouvelles les arpentant – et peut-être que la mutation des êtres est un changement suffisant. C'est ainsi qu'elle le ressent devant les visages qui s'amassent là, plus jeunes, plus insouciants. Lorsqu'elle a donné rendez-vous là à Hailey, justement en remembrance du passé et de tous les verres qu'elles ont pu boire dans cette même enceinte, elle n'avait pas songé une seconde qu'elle se sentirait un peu déphasée, dans ce repère d'étudiants. Peut-être fait-elle elle-même partie des meubles, désormais – du moins en raison de son ancienneté. Cela n'empêche pas les œillades brèves qu'elle porte sur les différents consommateurs de se montrer bienveillantes ; Sierra doit bien les envier un peu. Ils ont encore tant d'opportunités entre leurs mains, tant d'occasions de tenter et de se planter. Non qu'elle ait grillé toutes ses cartouches, de son côté, mais en matière d'échecs, autant dire qu'elle a déjà généreusement donné. Profiterait-elle d'une seconde chance pour tout remodeler ? L'intrigue reste entière ; Sierra y réfléchit encore lorsqu'elle aperçoit Hailey sur le seuil du bar. Tant mieux, car ressasser ses pensées et tout ce qu'elle aurait pu mieux faire ne fait pas partie de ses plans, pour ce soir. Elle a envie de s'amuser.

Agitant la main en l'air pour qu'Hailey la remarque, un large sourire lui fend le visage lorsque son amie se dirige vers elle. Et se lève pour la prendre dans ses bras – pas une familiarité si étonnante, venant de Sierra, mais tout de même, en général, elle se contente d'une bise. « Hey ! Je suis si contente de te voir, j'ai l'impression que ça fait des années. » La tirade est sans doute un rien dramatique, exagérée par humour ; mais il y a, là-dedans, un fond de vérité, et peut-être un aveu de culpabilité. Sierra ne saurait dire, exactement, depuis combien de temps Hailey et elle n'ont pas pris la peine de se donner rendez-vous ; en revanche, elle a bien conscience que cela se compte en mois, et que c'est entièrement de sa faute. Qu'elle s'est éloignée de tant de proches, sans même s'en rendre compte. Ce n'est qu'en les revoyant qu'elle prend la mesure de son isolement ; qu'elle hésite à se faire la solennelle promesse de ne plus laisser un tel exil se reproduire, tout en sachant qu'elle la trahirait vite. Elle doit avoir la fuite dans son ADN, dans ses tripes. La panique facile et tentatrice.
Mais elle peut essayer de ne plus y céder.

« Tu prends quoi ? C'est pour moi. » Propose-t-elle sitôt son amie assise. L'empressement n'est pas en adéquation avec ce que Sierra devra, tôt ou tard, raconter – un divorce, une vie sentimentale au ras des pâquerettes, voilà de quoi gâcher la fête. Mais les retrouvailles sont suffisamment plaisantes pour se montrer enthousiaste. Et, même si de son côté, les nouvelles n'ont rien de réjouissant, elle a hâte de savoir ce qu'il se passe, dans la vie d'Hailey.

@Sierra Oliveira & @Hailey Roberts

Tes jours d'étudiante sont derrière toi, désormais. Plusieurs mois, déjà, depuis que ton diplôme orne les murs de ton cabinet, pour ta plus grande fierté. Aussi, revenir dans ce qui fut le repère de tes jeunes années, ça te fait un petit quelque chose. T’étais pas venue depuis longtemps, ayant, ces dernières années, privilégié l’Afterlife, fief de ton frère de cœur, quand tu voulais te changer les idées, boire un coup, voir du monde. Rien n’a changé, ici, si ce n’est les visages, plus jeunes et moins familiers. Et vous, surtout. T’as souri, quand Sierra t’as proposé de vous retrouver ici, consciente de l’aspect nostalgique de la proposition, et t’as accepté sans hésiter. T’aurais probablement accepté de la voir n’importe où, à vrai dire, l’important c’est justement ça : de la voir.

Tu n’as eu que trois patients, aujourd’hui - patientèle encore en cours de constitution, tu n’es encore qu’une modeste “débutante”, mais le dernier, en fin de journée, est venu vers toi avec une histoire assez lourde. Aussi, t’as grandement besoin de souffler, et ce rendez-vous avec ton amie de longue date tombe à pic. Passant la porte, tu repères la brune directement, et tu te précipites vers elle, lui rendant son étreinte. “Toujours autant dans la nuance, à ce que je vois ! Mais ça me fait troooop plaisir moi aussi, c’est vrai que ça fait longtemps !” De ton côté, fin d’études et entrée dans la vie active t’ont pris bien plus de temps que tu ne l’aurais voulu, t’éloignant un peu de tes obligations sociales. De son côté à elle, sans doute a-t-elle été bien occupée - t’as eu des échos, de temps à autre, mais avec moins de régularité que dans le passé.

Et t’as hâte que vous puissiez y remédier. “Mmh, j’vais prendre un mojito, tiens.” Tu paieras ta tournée après - peu de chance qu’un seul verre vous suffise. “Ça fait une éternité que j’suis pas venue ici, j’ai limite l’impression de me prendre un coup de vieux !” Tu te laisses aller contre le dossier de ta chaise, avec un soupir de contentement. C’est quelque chose qui t’avais terriblement manqué, quand tu rédigeais ton mémoire. De pouvoir quitter le travail et juste, ne plus y penser de la soirée. De pouvoir rentrer chez toi et chill, ou encore sortir boire un verre, seule ou avec des amis, sans culpabiliser, sans avoir peur de prendre du retard sur ce que t’as à faire. T’étais pas loin du surmenage, à bosser en parallèle de temps en temps pour Harry - ce que tu continues à faire, d’ailleurs, consciente que tes services sont utiles, là bas. Mais ce soir, pas question de penser boulot, de parler boulot, rien de tout ça. “T’as passé une bonne journée ?”

@Hailey Roberts

La nostalgie fait son effet, à retrouver Hailey là, presque étrangères à ce lieu qui, à une époque, aurait quasiment pu être considéré comme une deuxième maison tant elles avaient pu y passer de soirées. La nostalgie, et le temps écoulé que Sierra évoque avec une exagération grossière. Quoiqu'elle n'est pas si loin d'être dans le vrai : la distance, certes, ne se compte pas littéralement en années, mais tant de choses se sont passées – de son côté, en tous cas – que leur dernière rencontre aurait pu remonter à une autre vie. De ces mois égrenés, Sierra ne peut que ressentir le poids. Elle était une personne totalement différente, la dernière fois ; avec d'autres aspirations, d'autres espoirs. Des mutations existentielles que nulle mesure temporelle ne pourrait quantifier. Mais, c'est vrai, ses mots n'ont aucunement été dosés : elle est la première à s'en amuser. « La nuance ? Connais pas, tu le sais bien. » Romanesque dans l'âme, elle n'est pas pour autant du genre à affabuler, mais à embellir, oui, certainement. À faire de simples retrouvailles amicales un grand moment. N'est-ce pas ce que les deux comparses méritent, après tout, après ces belles années à se côtoyer ? Sierra agira toujours ainsi, avec les personnes qu'elle aime, bien plus prompte à les accueillir en grande pompe qu'avec un salut glissé du bout des lèvres.

D'un acquiescement, elle mémorise la commande de son amie ; les cocktails semblent tout indiqués pour se montrer à la hauteur festive de cette entrevue, au point que Sierra entend bien délaisser son coutumier verre de rouge pour suivre le tempo lancé par Hailey. Alors, elle se tord le cou à la recherche d'un serveur, tout en écoutant la remarque de son amie, qu'elle accueille d'un hochement de tête convaincu. « C'est fou, j'ai eu la même impression en arrivant. J'ai l'impression d'être entourée de gamins, et de me trimballer avec un 'méchante adulte' placardé sur le front. Maudits étudiants, ils ont bien de la chance. » Là aussi, face au temps effectivement écoulé, c'est le ressenti qui prime. Toute une chape de responsabilités qui semble s'abattre dès la diplomation, à en creuser un fossé à jamais infranchissable avec l'étudiant insouciant qu'on était, un clignement d'yeux plus tôt. Rien qui ne se voit, mais cela s'éprouve, et c'est déjà trop.

La voilà qui capte le regard d'un serveur ; en quelques mots, les mojitos sont commandés. Elle a déjà hâte de trinquer, Sierra ; petit plaisir perdu de vue, qui, mine de rien, lui a manqué. « Ça va. Un peu routinière, pour être honnête… J'ai hâte que l'été se termine, on n'a presque des touristes au club, en ce moment, donc j'enchaîne les heures et les plongées ne sont vraiment pas passionnantes. Je me pose pas mal de questions là-dessus, je t'avoue, ça fait un moment que je m'ennuie des cours. » À croire qu'une remise en question ne peut pas venir seule : en plus de l'inévitable réexamen de toute sa vie sentimentale, le professionnel vient simultanément s'ajouter au problème. Sierra n'a jamais su faire les choses à moitié. Comment envisager, alors, de voir son coeur chavirer du tout au tout sans que chaque aspect de sa vie ne suive le même chemin ? « Et toi ? Tu bosses dans un cabinet de psy, maintenant, c'est bien ça, ou j'ai loupé quelque chose ? »

@Sierra Oliveira & @Hailey Roberts

“C’est vrai. C’est ce qui fait ton charme.” Mais elle n’a pas totalement tort. Le temps file à une vitesse étonnante, et parfois, t’as l’impression de ne pas avoir vu ces dernières années passer, tant tes études t’ont pris ton temps, et ton énergie. Particulièrement durant l’année qui vient de s’achever, entre la rédaction et la soutenance de ton mémoire, puis tes débuts dans la vie active. Beaucoup de stress, beaucoup de travail, beaucoup de nouveautés. “On se fait vieille ma belle, que veux-tu !” L’air de rien, vous approchez doucement de vos trente ans, et si t’as pas particulièrement peur de vieillir, ça reste un cap. Au moins, tu sais déjà que ce cap, tu le passeras pas tout seul, puisque tu partages ton anniversaire avec ton jumeau cosmique, qui certainement s’arrangera pour organiser quelque chose d’inoubliable pour fêter ça. “Bientôt la trentaine, j’espère que t’es prête.” T’as un tout petit plus de temps qu’elle pour t’y préparé, quelques semaines qui n’y changeront pas grand-chose. Occasion toute trouvée pour faire la fête, au moins.


“Ah oui, je vois …” Tu ignores comment elle fait. T’as beau être une fille plutôt sociable, qui aime voir du monde, les touristes, c’est une autre paire de manches. T’es surprise, cependant, qu’elle t’avoue remettre en question son travail. “Tu songes à arrêter ? Envie de faire autre chose ?” Ton regard est sérieux, et compatissant. Une remise en question comme celle-ci, ça n’est pas quelque chose à prendre à la légère. Et te connaissant, tu vas devoir te retenir de rentrer en mode psy avec ton amie. C’est parfois un réflexe que tu as, et même si souvent, tes connaissances et ton tout début d’expérience peuvent être utiles dans des discussions persos, t’essayes autant que possible de séparer travail et vie personnelle.


“Nope, t’as rien loupé, c’est bien ça. Ça fait quelques mois, ça se passe plutôt bien, je commence à avoir pas mal de monde, c’est chouette.” C’est pas évident tous les jours, c’est certain. Mais t’as bossé tellement dur pour en arriver que là que maintenant que t’y es, t’es juste contente, peu importe les difficultés. “J’ai un peu hâte de prendre des vacances, par contre. Au courant de l’automne, peut-être.” T’as encore rien prévu, à vrai dire, mais juste d’aller changer d’air quelques jours, ça ne peut que faire du bien. Le serveur revient avec vos verres, et les dépose devant vous. “Aaah, ça va faire du bien ça !” T’emparrant du tien, tu le lèves avec un sourire. “On boit à quoi ?”

@Hailey Roberts

« Pas que ça, j'espère. » Note-t-elle dans un léger rire, quoiqu'elle ne puisse nier que c'est un trait saillant, chez elle, ce faux dramatisme dont elle joue à l'envi ; en ayant tiré plus d'un badinage affectueux, il faut croire qu'effectivement, cette propension à l'exagération revêt quelque chose de plaisant. C'est quand elle prend le pas sur sa vie personnelle qu'elle se mue en défaut, l'absence flagrante de demi-mesure chez Sierra lui ayant joué plus d'un mauvais tour. Il faut se rendre à l'évidence : elle ne saurait profiter de son existence – ou la subir – d'une autre manière. « Vieilles ?! Ah, non, ce mot est proscrit, ici. » Le vieillissement, elle ne s'en inquiète pas en tant que tel ; son optique a toujours été de cueillir chaque cycle de vie, de l'accompagner au lieu de s'y opposer, bien consciente que cette seconde option reviendrait à se débattre à contre-courant. Un effort particulièrement vain, alors que céder et se laisser porter est si apaisant. C'est plutôt du bilan dont elle est soucieuse : de ces trente années qui galopent vers elle, que reste-t-il de tangible ? A chaud, il lui semble s'être contentée d'éphémère – l'avoir provoqué, même – et n'avoir rien bâti qui soit digne de fierté. C'est plutôt les échecs qu'elle a enchaînés et, même en les prenant avec sourire et philosophie, le constat n'en reste pas moins lourd. « Prête, non, pas du tout. Avec un divorce et une probable reconversion professionnelle sur les bras, ce sera soit mon âge d'or, soit les pires années de ma vie. Et toi ? T'as hâte de les souffler, les trente bougies ? » Elle n'a pas envie de devenir comme ceux qui ne parlent qu'en caps – dont la fameuse trentaine fait inexorablement partie, pour les fervents croyants des chiffres ronds et des grandes étapes de vie –, comme s'il y avait toute une liste à cocher intégralement avant la date butoir ; pourtant, il faut se l'avouer, la superstition s'est lentement fait une place dans son esprit. Et il y en aurait, des trucs à cocher, dans sa liste à elle. De l'ordre à mettre, avant de souffler ses bougies – comme si ce nombre-là définirait le reste de sa vie. C'est stupide, évidemment, mais force est de constater que la fameuse échéance exerce sur elle plus de pression qu'elle ne voudra bien l'admettre.

L'acquiescement suivant est hésitant, moins enthousiaste, si faire se peut, que lors de leur conversation sur l'âge. Sierra se souvient, justement, de son dernier anniversaire, célébré en fin de soirée dans le jardin de ses parents, avec Dora et une bouteille de cachaça ; elle avait, alors, émis à l'oreille attentive de sa cousine les mêmes doutes qu'elle confie maintenant à Hailey. A croire qu'elle n'a pas du tout avancé, depuis cette soirée. La sensation de tourner en rond lui est pourtant plutôt étrangère, puisque Sierra est bien plus prompte aux décisions impulsives qu'aux longues tergiversations. Le sujet est trop sérieux pour faire un choix sur un coup de tête, évidemment, mais même en en tenant compte, c'est long. « Oui, exactement. J'adore ce que je fais, enfin, j'adore plonger, mais... C'est répétitif, tu vois ? On fait toujours les mêmes explorations, toute la journée. C'est lassant. » Un soupir, illustrant mieux que des mots le sentiment ainsi exposé. « Tu vois, c'est un mot que je ne pensais jamais utiliser pour parler de plongée, lassant. J'ai peur de m'en dégoûter, à force. Et puis, je sais pas, j'ai envie de faire plus que juste guider des gens sous l'eau, tu vois. J'ai envie de rester dans le milieu, mais autrement. J'ai commencé à regarder les offres d'emploi sur de l'événementiel autour des compétitions d'apnée, des trucs comme ça, mais y'a pas grand-chose. »

A son tour d'écouter ; les nouvelles, du côté d'Hailey, semblent meilleures que les siennes, ce qui la réjouit. Et la motive à faire des efforts pour ne pas trop plomber l'ambiance, bien qu'elle ne puisse pas s'inventer tout un bonheur rutilant alors qu'elle en est bien loin. « Ca me fait plaisir d'entendre ça ! Ma petite Hailey, bientôt la psy la plus cotée de Brisbane. » Elle force à peine le trait : son amie semble avoir trouvé sa vocation, et nul doute qu'elle dispose de toutes les qualités nécessaires pour la pérenniser. Alors, lorsque les verres sont posés devant elle, c'est surtout aux bonnes nouvelles d'Hailey que Sierra pense à trinquer. « Ca me semble évident : à ta réussite ! Et à des futures vacances bien méritées. Quant à moi... à ma liberté, on va dire ? » Peut-être y a-t-il un peu de cynisme, là-dedans : associer divorce et liberté semble un peu cruel, vues les circonstances du premier. Mais Sierra a son éternel optimisme pour elle, et le refus catégorique de voir le verre à moitié vide. Tout comme pour cette histoire d'emploi ; les doutes ont beau être lancinants, encore a-t-elle la possibilité de se réinventer autre part.
A la liberté, donc ; toute relative et bancale soit-elle.