@Elijah Hawkins & @Ally Hurley

Elle va mourir d’ennui, Ally. Vraiment, elle ne ment pas. Elle va mourir ici, entre les cache-pots, les citronniers et les bidons d’engrais liquide. Les sept heures qu’elle a passées dans ce magasin depuis le début de la journée lui ont déjà fait perdre au moins la moitié de son quotient intellectuel. Non, elle ne connaît pas le taux d’humidité idéal des plantes, ne sait pas ce qu’est une « bineuse » et n’a jamais poussé la moindre tondeuse de sa vie. L’affecter au rayon jardinage était sans aucun doute la pire idée que le directeur de magasin ait eu de sa vie entière. Le chiffre d’affaires du rayon va être en chute libre pour cette journée et la faute reposera entièrement sur l’intérimaire débauchée pour la semaine : Ally Hurley. Et cela, c’est sans parler des pertes qu’elle a déjà causées – autre que la perte de clients fidèles vu ses très mauvais conseils. Maladroite comme elle est, la trentenaire a déjà ébréché un pot qu’elle a caché derrière d’autres, éventré un sac de terreau en voulant le ranger mais en ne voyant pas les vis qui dépassaient de l’étagère et sectionné la tête d’une plante en passant trop près d’elle avec un chariot.

Alors, quand une femme d’une quarantaine d’année s’approche d’elle et l’interrompt avec un gentil « s’il vous plaît, Mademoiselle », Ally doit puiser dans le peu de cordialité qui lui reste, tout au fond d’elle, pour lui répondre avec amabilité. C’est sans compter, toutefois, sur la demande saugrenue qui fait suite et qui fait partir la trentenaire dans un fou rire incontrôlable. Les larmes perlent au coin de ses yeux et elle est obligée de s’excuser auprès de la cliente et de la réorienter vers un de ses collègues. Si elle se doute que ses pensées sont biaisées, les images se sont rapidement illustrées dans son esprit dès qu’elle a entendu la demande de cette femme. Il n’en a pas fallu davantage pour qu’Ally l’imagine en petite tenue de cuir à jouer les dominantes. Elle sait que ses pensées ont emprunté des raccourcis et que rien ne fait plus sens dans son esprit. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle se permet de s’éloigner dehors, le plus loin possible de ses collègues. Vers les palettes et autres objets en bois, là où elle pense que personne ne sera.

C’est avec un fou rire qui n’a pas encore totalement disparu qu’elle arrive à destination et qu’elle s’installe sur les palettes empilées. Ce qu’elle ignore encore, à ce moment-là, c’est qu’un de ses collègues a également eu l’idée de s’accorder une pause en-dehors des horaires autorisés. L’odeur de cigarette le trahit et Ally ne tarde pas à se relever pour contourner les brises-vue. C’est alors qu’elle tombe nez à nez avec Elijah qui se sert de toute évidence d’un cache-pot en terre cuite comme tabouret. Elijah qui a été son meilleur allié jusqu'ici ; celui qui lui a permis de conserver au moins la moitié de son QI.

- J’aurais pu parier que c’était toi ! s’esclaffe-t-elle en cherchant tout autour d’elle un objet susceptible d’accueillir ses fesses. C’est finalement sur une jardinière en bois qu’elle allonge sur le côté qu’elle finit par s’installer, après l’avoir trainé près du petit-ami de son ami. Tu sais ce que c’est, toi, un godet ? demande-t-elle en devant se contrôler fort pour ne pas repartir dans son fou-rire. Je crois que ce n’est pas tout à fait ce que la dame cherchait et qu’elle s’est trompée de magasin ! rigole-t-elle en ayant toujours à l’esprit le scénario que son esprit vicieux s’est imaginé.

@Elijah Hawkins & @Ally Hurley

Un sourire s’étire sur les lèvres d’Ally dès l’instant où Elijah fait remarquer qu’il est le plus malin quand il s’agit d’éviter de bosser. Il n’y a aucun doute là-dessus, tout comme il ne fait nul doute qu’aucun d’entre eux n’est fait pour travailler dans ce genre d’endroit. Le bricolage et les plante les intéressent autant que la guerre de Cents Ans. L’idée même de savoir qu’ils ont été recrutés ici – certes, pour une durée très courte et uniquement pallier le manque de personnel – est honteuse. Quiconque les connaît un minimum sait qu’ils ne sont aucunement dans leur élément et qu’ils vont plus porter préjudice à la chaîne que fidéliser de nouveaux clients.

- C’est juste parce que ce taf n’est pas fait pour toi, réagit-elle dans un haussement d’épaules.

Elle croit ce qu’elle raconte, Ally. À sa grande différence, Elijah a des cordes à son arc et a travaillé de façon stable et régulière au cours des trois dernières années. Son expérience et sa propension à mettre les gens à l’aise font de lui un élément clé pour tout bar ou établissement de la nuit. La trentenaire ne doute pas qu’il pourrait trouver un lieu susceptible de remplacer l’Afterlife en très peu de temps s’il préférait faire le tour des clubs plutôt que de perdre son temps au Wellers Hill Hardware. Car s’il ne sait pas plus qu’elle ce qu’est un godet et qu’il ignore le nom scientifique des plantes, le jeune homme a les doigts faits d’or quand il est question de faire des cocktails.

- Je l’ai envoyée vers Gavin. Le mec un petit peu dégarni, précise-t-elle à propos de la cliente qu’elle a lâchement abandonné à cause de son fou-rire et du collègue vers lequel elle l'a réorientée pour permettre à Elijah de le visualiser. Rien ne les empêche d’aller au sexshop ensemble quand il aura terminé.

Alors que son amusement est toujours palpable, c’est bien le sérieux qui la saisit quand Elijah tente de définir ce qu’est un godet. La description qu’il fait n’oriente aucunement Ally sur le bidet qui se demande réellement ce qu’est ce truc qui ressemble à des chiottes mais avec un robinet. Non, vraiment, elle ne voit pas. La légère grimace sur son visage parle pour elle alors qu’elle agite la tête de gauche à droite. Qu’importe. La conversation se poursuit et il y a lieu de dire que l’expérience d’Elijah n’est pas beaucoup plus concluante que celle d’Ally. Lui aussi lui aussi en a marre d’être ici, lui aussi est déjà désabusé par toute cette bizarrerie humaine à laquelle ils sont confrontés depuis le début de la journée.

- Spermum ? répète Ally en se faisant volontiers embarquer dans les bêtises du brun. C’est clair, elles étaient potes ! s’amuse-t-elle en observant Elijah tirer sur sa cigarette. S’il faut on est filmés depuis ce matin et on est en fait les acteurs principaux d’une caméra cachée.

Cette idée est sans doute beaucoup plus plausible que de tomber réellement sur quelqu’un qui cherche un godet et quelqu’un qui cherche du spermum. Ally considère d’ailleurs un instant la question en regardant autour d’elle puis, remarquant qu’ils sont vraiment seuls et qu’ils ont trouvé l’endroit idéal pour finir leur journée, elle s’autorise le droit d’allonger son dos sur la jardinière sur laquelle elle est installée. Les mains croisées sur son ventre, elle penche la tête sur le côté pour regarder son interlocuteur.

- Vous allez faire quoi pour la Saint Valentin avec Brody ? s’entend-t-elle demander alors que son côté romantique bien caché a envie de se laisser emporter par un peu de niaiserie et d’amour dégoulinant.

@Elijah Hawkins & @Ally Hurley

Elijah serait surpris d’apprendre que, contrairement à lui, Ally a déjà travaillé dans ce genre d’endroit. La recruter elle pour ce remplacement est, sur le papier, moins étonnant que de porter son choix sur le barman. Dans les faits, rien n’est moins sûr : la jeune Hurley ne connaît pas un seul nom de plante, n’a jamais touché le moindre matériel de bricolage et, surtout, est une catastrophe ambulante. La laisser évoluer dans un environnement où tout se casse est de loin la pire idée que peut avoir tout employeur. Une journée avec Ally Hurley dans ses rangs est la promesse de voir la ligne « perte de marchandise » de son bilan comptable doubler. Ses prouesses en la matière depuis le début de journée ne font pas déshonneur à sa réputation de maladroite.

- Il n’y a rien qui est fait pour moi.

Le sourire qu’elle adresse à son interlocuteur masque la vérité qui se cache derrière ses propos. Avec tous les échecs qu’elle a essuyé au concours de journalisme, Ally en est venue à tirer cette conclusion. Le seul métier qu’elle ait toujours voulu faire ne veut pas d’elle. Elle, ne veut d’aucun autre métier. Elle préfère toutefois maquiller les choses en disant qu’aucun autre métier n’est fait pour elle. Feindre le détachement par rapport à sa situation professionnelle désastreuse est aussi plus simple que d’avouer à voix haute qu’elle est une moins que rien, incapable de garder le même boulot pendant plus de quatre semaines consécutives.

Pour Elijah et Ally, il est cependant plus simple de se moquer des clients et de relever leurs bizarreries plutôt que d’admettre que le fond du problème vient très probablement d’eux. Mais est-ce leur faute s’ils ont été parachuté dans un monde parallèle ? Un univers qui ne ressemble aucunement à celui qu’ils connaissent ?

- Si ça peut te rassurer, j’ai la même impression que toi. Vivement que cette journée se termine.

S’ils arrivent à la terminer en restant planquer dans leur coin, ils auront tout gagné. Cela aura au moins pour effet d’atténuer un peu leur déception quand ils découvriront leur faible paie.

- Ce n’est pas la pire des payes, mais c’est loin d’être mirobolant. Les pourboires du bar vont te manquer, note-t-elle à haute voix.

C’est ce qu’elle regarde avant d’accepter une mission, Ally : le salaire journalier, primes de fin de contrat incluses. C’est en partie pour cela qu’elle a préféré choisir le magasin de bricolage plutôt que supermarché du coin quand l’agence d’intérim lui a fait ces deux propositions. Pour cela, et aussi pour s’éviter d’avoir à porter des quantités astronomiques de produit pour les ranger en rayons. Le rangement et Ally ont toujours eu une relation particulière ; si elle sait se montrer ordonnée, la jeune Hurley doit attendre d’être piquée par la mouche du rangement pour s’y adonner. Elle opère alors de façon stratégique en choisissant toujours une organisation par couleur. Peu de chance que sa manière de faire emporte un franc succès dans les allées d’un supermarché.

Le dos allongé sur la jardinière, les mains jointes sur son ventre, Ally s’autorise à aborder un sujet plus personnel. Celui de la fête des amoureux qui sera célébrée le lendemain. Son coéquipier du jour étant le nouveau mec d’un de ses meilleurs amis, Ally demande naturellement quels sont leurs plans. Connaissant le spécimen Brody et ayant plutôt bien cerné Elijah, elle se doute qu’ils n’auront rien planifié de romantique. Mais Ally s’autorise toutefois à rêver quelques courtes secondes. Quelques courtes secondes puisque, très vite, Elijah lui dépeint une soirée clichée de Saint-Valentin. Une soirée qu’Elijah et Brody ne feront jamais.

- T’aurais pu trouver un truc un peu plus crédible, quand même, regrette-t-elle en observant Elijah, puis en haussant les épaules à la remarque qui suit. Je ne savais pas qu’il fallait une tête particulière pour fêter la Saint-Valentin. Je croyais que le concept, c’était juste d’avoir un Valentin.

Elle regretterait presque d’entendre qu’ils n’ont rien prévu de particulier. Elle aurait aimé qu’il lui dise qu’ils allaient se rendre au cinéma ou commander des sushis pour passer la soirée en tête à tête. Rien de bien fou, mais au moins quelque chose pour combler le calme abyssal de sa propre vie amoureuse.

- Moi ? rigole-t-elle en se redressant sur ses coudes. Si je veux vivre votre histoire par procuration, c’est bien parce que ma propre vie amoureuse est à mourir d’ennui !

Elle réfléchit un instant, une idée lui venant subitement en tête.

- À moins que… J’ai eu un date l’année dernière avec un gars parce que j’avais participé au speed-dating de la ville. Peut-être qu’on pourrait avoir notre date 2.0 ? Je devrais lui demander de m’inviter.  T’en penses quoi ?