@Sinead Redfield & @Sahar Hosseini

〝Tournez à droite puis continuez sur la rue du TJ Doyle Memorial Dr pendant 900 mètres.〞Sans plus chercher à réfléchir, Sahar actionne son clignotant et s'engage dans la rue qui traverse le Dutton Park. Un sourire satisfait prend possession de ses lèvres dès l'instant où la voix informatisée de son gps se fait à nouveau entendre au sein de l'habitacle.〝Vous êtes actuellement sur le trajet le plus rapide. Cet itinéraire vous fait gagner huit minutes. Arrivée prévue à treize heures et trente-et-une minutes.〞 Si la ponctualité est d'ordinaire son fort, Sahar est consciente qu'elle risque inévitablement d'arriver en retard à son rendez-vous du début d'après-midi, surtout si la circulation est aussi dense qu'elle l'a été jusqu'à présent sur l'ensemble du trajet qu'il lui reste à parcourir.

Ce n'est pourtant pas la rencontre qu'elle veut manquer et encore moins pour laquelle elle veut se faire mal voir. Voilà des semaines que la galeriste essaie d'entrer en contact avec Dwight Hemingway, critique honoraire du monde de l'art et mécène important de la scène artistique de Brisbane. Ce dernier a enfin accepté de la rencontrer à son domicile en ce tout début d'après-midi. Il n'aura qu'une vingtaine de minutes à lui consacrer, avant qu'il ne doive partir en direction de la faculté où il animera une conférence sur l'art contemporain. Sahar est consciente que cette rencontre est sa chance. La chance qu'une éminente figure donne son opinion sur sa dernière exposition qui a divisé le monde de l'art. La chance de voir son blason être redoré et la légitimité lui être réattribuée. Si Dwight lui accorde du crédit et défend les positions qui sont celles de l'iranienne depuis le début, alors, il s'agit de sa vraie chance pour que le vent souffle à nouveau dans son sens. Plus que cela, une bonne critique de Dwight lui offrira la perspective de voir décoller plus encore sa réputation en tant qu'agent et galeriste.

Il va sans dire que Sahar mise tous ses espoirs en cette rencontre. Tant d'espoirs qu'elle se fiche de rouler légèrement au-dessus de la limitation de vitesse et, surtout, qu'elle fait fi du voyant orange qui est allumé sur son tableau de bord depuis quelques jours déjà. Elle n'a pas eu le temps de s'en occuper. Son cerveau a oublié cette information à chaque fois qu'elle a quitté son véhicule tant son manque d'intérêt pour les voitures est grand. Elle est bien incapable de dire à quoi correspond le logo mais se souvient tout de même du plus important : seuls les voyants de couleur rouge exigent un arrêt immédiat du véhicule. Plus Sahar parcourt de kilomètres, plus la led orangée devient habituelle. Elle ne la voit même plus quand elle prend conscience, le long de la T J Doyle Memorial Dr Street, que son volant tire à droite, vibre de manière anormale et n'est plus du tout maniable. C'en est désormais trop pour que Sahar garde les yeux fermés sur cette situation plus longtemps. Alors, avec autant de prudence que possible, elle s'arrête sur le bas-côté et éteint le moteur. Si l'idée de lancer une recherche Google Lens pour identifier le logo lui vient en tête, elle est prise par le temps et préfère aller voir d'elle-même si sa voiture a un problème suffisamment grave pour que cela lui saute aux yeux.

Téléphone dans la main, elle descend de son Q8 dont elle fait le tour en commençant par l'arrière jusqu'à remonter à l'avant. C'est à ce moment-là qu'elle identifie le problème. Impossible de faire autrement, alors que le pneu avant droit est complément à plat. Sans doute aurait-elle dû prêter plus d'attention à son logo que cela... C'est la pensée qui traverse son esprit alors qu'elle fait d'ores et déjà défiler ses contacts pour prévenir Dwight. Impossible qu'elle arrive à l'heure. Il lui faut a minima changer la roue et elle est consciente que cela lui prendra au moins une dizaine de minutes. Pas plus, elle l'espère. L'appel téléphonique est bref : Hemingway rappelle qu'il n'a pas beaucoup de temps devant lui et informe Sahar qu'il ne pourra pas la recevoir si son retard est trop important. Cette dernière promet de faire au mieux et s'empresse de se mettre en mouvement dès l'appel terminé.

Son téléphone portable est abandonné sur le siège conducteur avant qu'elle n'aille à la hâte ouvrir le coffre. Cric, roue de secours, outils ; tout est là, il n'y a plus qu'à. Pleine de détermination, l'iranienne procède par étape en sortant tout d'abord les outils et en les déposant sur le sol, juste avant de s'accorder une seconde pour regarder la roue de secours. Va-t-elle y arriver ? L'idée qu'elle n'y parvienne pas l'effleure mais Sahar la repousse aussitôt. Elle n'a pas d'autre choix que de réussir. Il lui faut rejoindre le domicile d'Hemingway au plus vite. Ni une, ni deux, elle prend son courage à deux mains et se saisit de la roue de secours.

Seulement, rien ne se passe. Si Sahar n'a jamais eu l'impression de manquer de force, l'évidence de sa condition lui saute soudainement aux yeux. La roue est tout bonnement bloquée dans son emplacement et elle ne parvient même pas à l'en extraire. Comment est-elle supposée changer une roue sans disposer de l'élément clé pour ce faire ? Sahar commence à pester alors qu'elle s'imagine déjà une voix lui dire de bien faire les choses.

@Sinead Redfield & @Sahar Hosseini

Elle a l’air ridicule, Sahar. Pas besoin de voir la scène depuis l’extérieur ou de s’attarder trop longuement sur son cas pour comprendre qu’elle ne sait pas comment s’y prendre. La roue de secours coincée dans son coffre est une énigme à part entière ; un casse-tête que l’iranienne ne parvient pas à résoudre. Elle essaie une première fois, puis une seconde, avant de se rendre à l’évidence. Sans son ami Google, jamais elle ne parviendra à réaliser toutes les étapes du changement de roue qui s’impose. Et même avec l’aide précieuse d’internet, elle doute de parvenir à faire le nécessaire dans le temps qui lui est imparti. Bien fait les choses serait l’idéal mais les faire tout court serait déjà un bon début.

Consciente que son rendez-vous du début d’après-midi est désormais plus que compromis, Sahar soupire bruyamment. Il est inutile qu’elle perde plusieurs heures à changer une roue qui lui posera des difficultés à chaque étape. Le mieux est encore de faire jouer son assurance et d’appeler la dépanneuse. C’est cette idée qu’elle a en tête lorsqu’une voix féminine l’interpelle. Un « bonjour » qui la laisse perplexe une demi-seconde. Donne-t-elle réellement l’air de passer une bonne journée ? Est-elle disposée à orienter les touristes ? Sahar qui est d’ordinaire d’un naturel heureux et avenant est désormais d’une humeur bien plus morose. Seulement, il lui suffit de relever les yeux vers la jolie femme qui s’approche d’elle pour revoir son jugement. Peut-être peut-elle se montrer plus avenante envers elle, après tout…

-  Bonjour, lui répond-elle de son plus beau sourire.

La proposition que lui fait la blonde dans la foulée est pour le moins étonnante. Si elle a besoin d’un coup de main ? La situation répond pour elle. D’ailleurs, en quelques secondes à peine, Sahar se met à nourrir l’espoir qu’à deux, elles parviendront à changer cette roue et qu’elle disposera de suffisamment de temps pour rencontrer Dwight Hemingway, ne serait-ce que quelques minutes. Elle hausse donc les épaules en se décalant sur le côté pour laisser l’accès à son coffre à la blonde qui vient de la rejoindre.

S’il est vrai que Sahar doute qu’elle puisse réellement l’aider, elle se laisse surprendre par les conseils immédiats de la femme. Elle lui explique les différents mécanismes qui permettent de dévisser la roue de secours et, surtout, de faire en sorte qu’elle ne tombe jamais et ce en dépit des chemins empruntés. En jetant un nouveau coup d’œil vers le coffre, depuis sa position à côté de la blonde, Sahar comprend qu’elle dit vrai et que la femme s’y connaît un minimum en matière de voiture. Pas comme elle. Son ignorance est flagrante et Sahar ne cherche pas à la masquer.

- Je pense que vous avez déjà une petite idée sur la question… Non, je n’ai jamais changé une roue, ni fais quoi que ce soit moi-même sur mon véhicule. Mon garagiste s’en charge très bien pour moi, confie-t-elle. C’est dans des situations comme celles-ci que je regrette de me désintéresser totalement de certaines choses. Pouvoir changer la roue moi-même m’aurait été très utile, surtout aujourd’hui.

Elle n’a pas besoin d’en dire plus, Sahar, pour constater que la blonde se met en action. Elle-même tire sur la manivelle pour faire tomber la roue depuis le châssis. Très rapidement, elle réceptionne la roue qu’elle retourne pour la faire rouler jusqu’au pneu crevé à l’avant.

- Vous allez réellement m’aider à le faire ? questionne Sahar qui pourrait tout aussi bien dire « le faire pour moi » vu la manière dont elle reste passive. Mais vous savez faire, au moins ? se permet-elle tout de même de demander. Autant m’éviter d’aller au fossé cinq mètres plus loin, vous seriez obligée de m’apporter mes repas et de petites attentions tout au long de ma convalescence.

Son sourire se niche à nouveau au coin de ses lèvres alors qu’elle prend l’initiative d’avancer le cric et les outils à hauteur de la roue à changer.

- Il y a quelque chose que je peux faire ? propose-t-elle tout de même.

@Sinead Redfield & @Sahar Hosseini

Elle n’a jamais été opposée à l’idée d’apprendre de nouvelles choses, Sahar. Tout au contraire. Elle se nourrit depuis toujours de la richesse de ce que chacun a à lui apporter. Toutefois, à l’heure actuelle, il est évident que quelque chose retient davantage son attention que la perspective d’apprendre à changer une roue seule. Les regards qu’elle laisse peser sur la blonde sont de plus en plus équivoque, alors qu’elle s’autorise à souffler quelques suggestions. Elle acquiesce même silencieusement de la tête lorsque son interlocutrice répète à voix haute la mission qui sera la sienne dans l’hypothèse où cette réparation ne serait pas couronnée de succès.

Cependant, très vite, la blonde chasse toute idée d’échec de la discussion. Et pour cause : elle est mécanicienne. Ce n’est pas le métier qu’elle lui aurait prêté de prime abords, Sahar ; mais cette dernière sait ô combien les apparences peuvent être trompeuses et, sauf exception, n’est pas de ceux qui s’amusent à projeter la vie des gens qu’elle ne connaît pas.

- Mon jour de chance ? répète Sahar. Ou pas…

Elle n’irait pas jusqu’à dire qu’elle est chanceuse d’être tombée sur une mécanicienne dans son malheur. La vraie chance aurait été de ne jamais tomber en panne ; certainement pas ici, pas alors que ce rendez-vous important l’attend. La chance aurait également pu se matérialiser si cette rencontre offrait une perspective différente de seulement dix minutes de vie partagées au bord d’une route. Pour l’instant, il semblerait que rien de tout cela puisse se produire. Sahar sait que ses chances de rencontrer Dwight Hemingway se réduisent à chaque nouvelle minute qui s’écoule. Elle constate également que la blonde n’entre pas dans son jeu, trop concentrée qu’elle est à s’atteler à la mission qui est la sienne.

- Pas trop de temps, ça veut dire quoi dans votre langage à vous ? demande-t-elle, consciente que chaque profession a sa propre notion du temps. Mon passage au garage pourra attendre quelques jours ? se permet-elle de questionner, juste avant de croiser le regard de la professionnelle et de se raviser. Quelques heures, à tout le moins ? Je conduirai prudemment.

Puisque dans l’hypothèse où le passage au garage devrait se faire dans l’immédiat, Sahar n’a qu’à téléphoner à Dwight dès à présent pour annuler purement et simplement leur rencontre. Il va sans dire que cela lui déchirerait le cœur mais aucune autre option ne se présente à elle, puisqu’il est évident qu’aucun taxi n’arrivera assez rapidement pour la conduire au domicile d’Hemingway avant qu’il ne doive lui-même s’en aller de chez lui.

Quelque peu perdue dans ses calculs pour savoir si le temps va lui être favorable ou non, Sahar se fait interpeler pour un coup de main. La dégager de l’essieu ? Son regard trahit son incompréhension. L’analyse de la situation lui permet à tout le moins de deviner où la blonde veut en venir et elle ne tarde pas à venir s’accroupir à côté d’elle.

- Je vais faire au mieux.

C’est donc à eux qu’elles dégagent la roue au pneu crevé et qu’elles la ramènent jusqu’au coffre. Il ne suffit que de cela pour que les vêtements de Sahar se couvre de terre. Elle ne peut pas, en plus d’arriver en retard, arriver sale. Un soupir passe ses lèvres alors qu’elle récupère son téléphone portable pour, cette fois-ci, réellement annuler son rendez-vous.

- Je suis à vous dans une minute, informe-t-elle la blonde.

Déjà Sahar s’éloigne de quelques mètres pour appeler Dwight et annuler sa venue. Si elle essaie de négocier un nouveau créneau pour une rencontre, elle se heurte au refus de Dwight. Son art de la persuasion ne lui permet que de récolter un « je vous ferai savoir si j’ai un nouveau créneau pour vous recevoir, Madame Hosseini » juste avant de raccrocher.

- Tout se passe bien ? Je suis une piètre coéquipière. C’est peut-être à moi de me faire pardonner, au final, dit-elle en revenant à hauteur de la mécanicienne.