Melody était dépitée par sa journée de travail et la famille de Serena étaient présentes chez les Barrows, ce soir-là. Préférant les laisser dans la stricte intimité familiale, elle avait prévenue Rhett qu’elle ne passerait pas pour les laisser entre eux. Elle était en mesure d’avoir la faculté de se retirer quand elle savait qu’elle serait de trop et elle souhaitait que Serena profite à fond de ses parents ; et inversement. C’était ainsi qu’elle échoua dans un pub de la ville, accoudée au comptoir à siffler un cocktail sucré à souhait mais également très alcoolisé. Ce soir-là, son moral était au plus bas. Il y a neuf ans jour pour jour qu’elle avait décidé de quitter Brisbane pour Perth et rendu son appartement de l’époque pour tout plaquer et rejoindre Cole. Il y a neuf ans qu’elle s’était aperçue que l’on s’était moqué d’elle, ouvertement. Elle avait été catfishée pour la seconde fois de son existence. Comme si les souvenirs n’étaient pas suffisamment douloureux, Melody regardait les captures d’écran qu’elle avait conservé depuis tout autant d’années ; était-ce du masochisme ? Elle n’en savait rien mais sa seule certitude était que cela la faisait souffrir. Réclamant un second puis un troisième verre qu’elle affonna rapidement, Melody réprimait son aigreur et sa mélancolie. Alors qu’elle commençait à voir flou, quelqu’un vint s’installer à ses côtés. Elle leva ses yeux déjà vitreux vers la silhouette voisine et fronça des sourcils. Elle reconnait cet homme. Comment l’oublier ? C’était un souvenir impérissable. Ils avaient discutés à l’Afterlife lors de l’enterrement de vie de garçon de son frère aîné où il s’était avéré qu’elle était la seule femme, cliente. Mal à l’aise, cet homme l’avait détendu et l’avait accompagné dans son ivresse. Elijah, tel était son prénom.
Elle lui adressa un sourire alors qu’il la remettait visiblement. C’était toujours plaisant de savoir qu’on avait marqué la mémoire, notamment celle d’un barman qui voyait des centaines de visages tous les soirs. Ou était-ce parce qu’elle avait été ridicule ? Melody n’en savait rien mais elle préférait la version optimiste de l’histoire. Un rire cristallin s’échappa de ses lèvres délicatement maquillées. « Préféré, préféré… Cela reste à voir », rétorqua la fleuriste tout en se tournant vers l’homme. Elle était étonnée de le voir là, dans un bar. Ainsi, les barman continuaient à s’y rendre et à visiter la concurrence lors de leurs jours de repos ? « Disons que l’Afterlife n'est pas vraiment le genre d’endroits où je me sens particulièrement à l’aise… », lança Melody. Il était vrai que bien qu’elle n’ait rien contre la nudité des femmes qui y travaillaient, elle ne s’imaginait pas s’y rendre seule. Cela portait à confusion, non ? Elle ne souhaitait pas qu’on la prenne pour une femme qui travaillait là et s’effeuillait même si elle respectait leur profession. Melody considérait qu’il n’y avait pas de sots métiers et admirait d’ailleurs ses femmes qui s’assumaient clairement, elles et leurs formes, leurs corps voluptueux. « A moins que vous ne recrutiez une fille et que par miracle, je décide d’être à l’aise avec mon corps, je ne vois pas comment je pourrais revenir de mon plein gré sur ton lieu de travail bien qu'ils aient, je l'admets, des serveurs franchement sympathiques et avenants ». Buvant une gorgée de son verre, elle pivota de trois quart pour faire face à l’homme. Prise d’un doute infime, elle préféra demander confirmation sur son identité car la dernière (et la première fois) qu’ils s’étaient vus, Melody n’était pas dans un parfait état de sobriété. « Elijah, c’est ça ? », demanda la fleuriste.

Le rire clairvoyant de Melody s’échappa d’entre ses lèvres délicatement maquillées avec discrétion d’une teinte rosée, pâle tandis qu’Elijah prenait un air offusqué d’un réalisme très frappant. Si Melody n’avait pas croisé son sourire avant cela, elle y aurait presque cru. Leurs rires se mélangèrent dans une complicité qui était en train de naître alors qu’ils se connaissaient tout juste. Connaissait-il même son prénom ? Elle en doutait dans la mesure où elle n’était qu’une cliente parmi des centaines d’autres sans compter les danseuses et collègues qui gravitaient autour de lui. Pourtant, il était parvenu à la reconnaître et en soit, c’était déjà surprenant pour une femme qui se voulait aussi discrète que Melody Carstairs. En règle générale, elle fuyait la foule et les regards, se réfugiant dans des coins discrets comme c’était le cas, ce soir-là avant qu’Elijah ne pose les yeux sur elle. « Je suis une reine des glaces impitoyable, tu peux le dire », renchérit-elle d’un air amusé tandis qu’il l’accusait de lui avoir brisé le cœur. De mémoire, Melody n’avait jamais volontairement fait du mal à quelqu’un. En revanche, on lui en avait fait à plusieurs reprises. Deux lui venaient aussitôt en tête mais elle chassa ses pensées sombres d’un mouvement de tête. Pourtant, c’est l’une d’entre elle qui l’amenait ici, à consommer de l’alcool, seule et désespérée. Melody était en proie à un grand chagrin, ce soir, en ressassant cette tragédie où elle s’était ridiculisée devant son employeur mais surtout sa famille – sauf Jazz, son petit frère, encore trop jeune à l’époque pour saisir toute la complexité de la situation -. A son retour de Perth, Melody avait été traité comme une enfant incapable de savoir faire la différence entre la fiction et la réalité. Elle était brièvement retournée chez ses parents pendant quelques semaines, le temps de retrouver un appartement – celui dans lequel elle vivait actuellement -. « C’est compliqué de faire abstraction de ce qu’il se passe autour, non ? Enfin, j’te demande ça mais toi, tu dois avoir l’habitude à force… ». Melody n’était pas gênée par la nudité. Elle était pudique mais que les autres soient dénudés devant elle l’importait peu.
« Je suis physionomiste », rétorqua la fleuriste. En réalité, ce n’était absolument pas le cas et c’était un odieux mensonge qu’elle venait de proférer. Melody avait simplement retenu son prénom parce qu’il avait été fort sympathique à son encontre mais aussi parce que cela s’était passé durant une soirée importante pour son grand-frère. Buvant son verre d’une traite alors qu’Elijah la questionnait, elle haussa des épaules. « J’enterre mon malheur », répondit la trentenaire. « J’attends l’homme de ma vie mais oh, spoiler : il n’arrivera jamais ». Elle commençait à trop parler sous le poids de l’alcool qui circulait dans ses veines. Pourtant, elle ne pouvait pas s’en empêcher. L’ivresse la libérait de ses souffrances desquelles elle ne parvenait pas à tourner la page malgré une décennie (presque) d’écouler. « J’attends juste que quelque chose retire cette douleur, là, dans ma poitrine », chuchota la blonde tout en replaçant une mèche de cheveux derrière son oreille après avoir porté une main sur sa cage thoracique. Puis, elle interpella la barmaid pour demander poliment un plateau d’une dizaine de shots, bien décidée à le partager avec cet homme qu’elle avait rencontré une seule fois dans son existence mais qui lui inspirait confiance, tout en ignorant si lui, n’attendait pas quelqu’un. Ce fut seulement en réceptionnant les petits godets alcoolisés qu’elle lui demanda. « Toi, tu attends quelqu’un, hein ? Un mec comme toi, ça doit avoir une copine, p’t’être même une femme ? ». Un premier shot fila entre ses doigts pour que son liquide ne file droit dans son gosier. L’alcool lui brûla la gorge, la fit grimacer tandis qu’elle reposait brusquement le verre sur la table, dans un fracas certain.

Melody ne cacha pas sa stupéfaction de découvrir qu’à force d’être dans un endroit entouré de femmes dénudées ne portant que quelques centimètres de tissus, on pouvait s’y habituer. Elle fronça des sourcils tout en observant le barmaid, intrigué avant de réfléchir, un instant. Dans un bureau classique, il y avait des affiches, des tableaux, des vases. Certes, ils n’étaient pas humains mais on finissait par ne plus les voir, à force de passer devant. Peut-être était-ce le cas pour ceux qui travaillaient à l’Afterlife, comme Elijah. Melody enquilla sur un autre godet d’alcool alors qu’il s’étonnait qu’elle attende le prince charmant dans un bar. Comme il le soulignait si bien, ce n’était pas un endroit idéal pour faire une rencontre mais peut-être, avec un peu de chance, se laisserait-elle tenter pour un fameux one night stand ? Elle n’en était pas adepte, loin de là. En réalité, cela faisait neuf longues années que sa seule relation intime était avec ses jouets. Mais désespérée pour désespérée, est-ce que cela serait coûteux pour elle de se laisser aller avec le premier venu ? Pourtant, ça n’était pas elle. Melody n’était pas de ce genre-là sans pour autant juger les personnes qui s’adonnaient à cette pratique, courante, de s’offrir un moment de plaisir avec un presque inconnu dont on ne se souviendrait pas du nom le lendemain. « J’en ai juste marre d’entendre à chaque réunion de famille, mes parents se lamenter. Melody, c’est quand que tu nous offres un petit-enfant ? Melody, c’est quand que tu te décides à rencontrer quelqu’un ?. Wow, les gars, j’y suis pour rien si j’suis repoussante, ok ? ». Hop, troisième shot. Allait-elle partager, finalement, à ce rythme ? C’était pour cela que d’un geste de la main, elle invita Elijah à se servir. Dans un soupir presque théâtral, un soupçon dramatique, Melody s’étala sur la table, sa chevelure se répartissant comme une aurore tout autour de sa tête. Elle poussa un long soupir qui en disait long sur la pression qu’elle pouvait ressentir de ses parents ; contrairement à eux, ses frères avaient compris que ce sujet lui était douloureuse, elle, la grande amoureuse de l’amour mais célibataire endurcie.
Finalement, elle releva la tête vers Elijah qui déclarait n’avoir ni femme ni copine, ne pas être marié. Sur l’instant, Melody n’avait même pas percuté qu’il pouvait possiblement être attiré par des hommes ou par des personnes non binaires. Pas qu’elle manque d’ouverture d’esprit, ça non mais sa spontanéité n’avait pas permis à ses neurones, là-haut, de faire une connexion. « Et c’est comment d’être comme l’air, dis ? », demanda naïvement la fleuriste. Elle, avec ses valeurs, c’était rare qu’elle se laisse aller à être ainsi. Parfois – souvent -, elle culpabilisait de ne pas avoir la faculté de se détendre et de se laisser aller à des histoires éphémères. A trop lire des romances, probablement que ses attentes étaient devenues trop élevées. Elle raidit son dos, intriguée par le jeu proposé par le barman de l’Afterlife. Il titillait plusieurs de ses facettes avec cette proposition : son âme d’enfant, celle de fêtarde et celle qui avait le levé de coude facile. Un sourire en coin, Melody accepta, bien incapable de refuser telle proposition pour se divertir et oublier.  « Hm… », lança-t-elle avec une mine qui traduisait toute sa réflexion intérieure. « Allez, une facile pour commencer. Je n’ai jamais fait l’amour ? » lança Melody avant de prendre un shot et le descendre d’une traite. Quoi qu’au bout d’un moment, est-ce qu’on ne redevenait pas vierge à ne plus rien faire ? La question méritait d’être soulevé, dans son cas. « Au fait, Elijah, t’as quel âge ? », finit-elle par demander, constatant seulement à cet instant qu’elle le tutoyait.